mardi 18 octobre 2011

Crois-tu que c'est vrai




— Oui, ça fait plus vrai. Je veux écrire un roman vrai. Il faut qu’il soit bourré de choses prises sur le vif. Par exemple écoute ça : « Les jeune filles de quinze ans ont les cheveux gras. Elles se les lavent au vinaigre quand elles vont au bal. Leurs danseurs ont la nausée. Parce que le vinaigre sent mauvais. » Crois-tu que c’est vrai, hein ! crois-tu !

— Mon pauvre vieux, on ne se lave plus les cheveux au vinaigre ! On se lave au shampooing Dop. Tu ne sais pas encore ça, toi, un romancier ?

— Tu crois ? Même les jeune filles de quinze ans ?

— Surtout elles.

— Même à la campagne ? Je pourrais rajouter « de la campagne »…

— Même elles. Et d’ailleurs elles n’ont plus les cheveux gras. Les permanentes dessèchent complètement les cheveux.

— Tu crois ?

— Comment, si je crois ? Qu’est-ce que tu regardes quand tu te promènes ? Et puis on ne dit pas « qui vont au bal », on dit danser, tout simplement… Oh je t’en prie ! Tu ne vas pas pleurer ! Arrange-toi pour être à la page, écoute parler les gens. Et puis, je te les corrigerai, tes phrases.

—Bon, je vais mettre la tienne avec le shampooing Dop puisque c’est plus vrai.

— Tu crois que ce sera intéressant ? Je me demande… Et puis le shampooing Dop, dans dix ans, tu sais…


Robert Pinget, Mahu ou le matériau (1952)



mardi 11 octobre 2011

Soyons réalistes




Concept pour concept, « la-même-chose-en-plus-grand » se pense plus aisément que « la-même-chose-en-plus-petit ». Le nain dérange, tandis que le géant fascine.
 Mais, depuis le XVIIIe siècle, le petit suscite un engouement qu’il n’avait plus connu depuis Leucippe et Épicure. Soyons réalistes : si les microbes n’avaient pas été si petits, il y a belle lurette qu’on les aurait vus et Pasteur n’aurait pas fondé la science moderne en les découvrant. Il se serait contenté de stériliser des confitures. 

La Métaphysique du Mou (Jean-Baptiste Botul)



lundi 10 octobre 2011

À brûle-pourpoint


« Prononcez à brûle-pourpoint la proposition : l'art est difficile, au moment où vous passez devant un miroir. D'abord vous hocherez la tête, ensuite vous rirez. C'était fatal. Il y a dans les phrases qui présentent un vice de construction je ne sais quel élément qui agit sur la rate humaine, car pour la rate des chiens il ne semble pas qu'elle ait le sens de l'humour verbal. Dire que l'art est difficile, suppose chez l'auteur de la phrase l'ignorance totale des mots dont il se sert. Qu'est-ce qui est difficile ? Un chemin, un client, un problème. Puis-je m'exprimer ainsi : le ciel est difficile... ? Oui, si je consens à mettre une majuscule au firmament, ce qui est un moyen de le personnaliser. Car difficile est une épithète qui ne peut se joindre qu'au défini. C'est pourquoi l'art n'est pas difficile. Il n'est pas facile non plus. » 

Louis Aragon, Traité du style (1927)



dimanche 9 octobre 2011

Whisky, comète et grosses rincées




Armés de trois verres à fond plat, d’une bouteille de whisky vingt ans d’âge et d’une épaisse couverture en laine, mon voisin, mon mec et moi sommes partis hier bille en tête vers les calanques au sud, sur les coups de neuf heures et demie et sur la foi d’un article de web, lu par moi dans une excitation croissante, promettant six centaines d’étoiles filantes à l’heure entre dix et onze heures et précisant que les bords de la Méditerranée, en second choix après le ciel du nord hélas obstrué par des nuages, serait particulièrement propice à leur observation — la prochaine fois serait dans quarante ans, rendez-vous compte mes amis, ce serait trop bête. Le vent pas chaud qui soufflait depuis la veille avait bien dégagé la vue et si la lune brillait beaucoup, dans une tentative assez pathétique d’attirer l’attention, on pouvait tout de même voir pas mal d’étoiles — les fixes, les régulières — au-dessus de la mer déchaînée, aux environs de Saména. L’endroit était désert, il était à peu près 21h53 ; J. a étalé la couverture sur un rocher en pente mais plat, à une vingtaine de mètres du rivage, nous nous sommes allongés et avons attendu cette fameuse pluie de draconides. Pendant un moment, rien. Paul a servi les premiers verres. Pendant un autre moment, toujours rien. Puis soudain, une pluie en effet : celle d’une lourde vague se brisant contre les rochers et que le vent rabattit sur nous sans crier gare. Nous n’avons pu qu’éclater de rire, et nous installer dix mètres plus haut. Enfin nous vîmes de premiers débris de la comète 21P/Giacobini-Zinner. L’eau de mer ne remplace pas avantageusement l’eau de source dans le whisky, j’en réponds. Cependant même ainsi coupé l’alcool nous réchauffait et ce n’était pas superflu. À onze heures nous détalions, lassés de nous les geler et de scruter la voûte en vain ; en fait de pluie d’étoiles, ce n’avait été qu’un lent petit crachin ; le diable si nous en avons surpris une quinzaine. Mais certaines, certes, étaient longues et belles dans le ciel glacé, et nous poussâmes d’enthousiastes cris à chaque fois. Un second paquet d’eau, plus gros que le premier, nous avait encore déplacés de dix mètres, nous étions complètement trempés, grelottant et saouls, c’était bien. De retour à l’immeuble, Paul nous a fait des crêpes au chocolat.


samedi 8 octobre 2011

Inconcevablement banal



"Au café, il apprit de Badar que celui-ci était un ami d’enfance de Simone, qu’il l’avait toujours aimée en secret, qu’il revenait du service militaire et qu’il s’était décidé à lui avouer son amour et son désir de l’épouser. Badar était un jeune homme plat et inconcevablement banal. Sa peine sincère s’exprimait par des répliques empruntées aux romans populaires. Les formules toutes faites qu’il employait constituaient sans doute dans son esprit un hommage de plus à la disparue. Il était émouvant. Au deuxième cognac il se mit à parler de suicide. “Je veux rejoindre celle que j’aime, balbutiait-il avec des sanglots dans la voix, pour moi la vie ne vaut plus la peine d’être vécue — Mais si, répliquait Trelkovsky gagné par le style de son interlocuteur, vous êtes jeune, vous oublierez... — Jamais, répondait Badar. — Il y a d’autres femmes de par le monde, elles ne la remplaceront peut-être pas, mais elles combleront le vide de votre cœur, voyagez, faites n’importe quoi, mais tentez de réagir, vous verrez que vous reprendrez le dessus. — Jamais !”
Après le café, ils se rendirent dans un autre, puis dans un autre encore. Trelkovsky n’osait abandonner le désespéré. Toute la nuit ils errèrent ainsi, tandis qu’à la longue litanie du jeune homme répondait l’argumentation serrée de Trelkovsky. À l’aube, enfin, ce dernier obtint de Badar un sursis à son projet. Il lui arracha la promesse de vivre un mois au moins avant de prendre une décision irrémédiable.
En revenant tout seul chez lui, Trelkovsky chantonnait.
Il était exténué, et légèrement ivre, mais d’excellente humeur. La tournure des phrases échangées l’avait mis en joie. Tout cela était si délicieusement artificiel ! Il n’y avait que la réalité qui le désarmait." (p. 62-63) 

"—Elle n’aimait pas les films américains.

— Elle avait une belle voix mais insuffisamment travaillée.

— Elle a été sur la Côte d’Azur pendant les vacances. 

— Elle avait peur de grossir.

— Elle ne mangeait rien. 

Trelkovsky buvait à petites gorgées régulières l’alcool qui remplissait son verre. Il ne parlait pas, mais il écoutait de toutes ses oreilles. Chaque renseignement était une révélation pour lui. Ainsi donc elle n’aimait pas ceci ? Tiens ! tiens ! et elle aimait cela ! Extraordinaire ! Mourir lorsqu’on possède des goûts aussi précis ! C’était manquer de suite dans les idées !" (p. 84) 

Roland Topor, Le Locataire chimérique (1964)



samedi 1 octobre 2011

Du courage





"Ô l'Eternel, mon Dieu, que j'aime de tout mon cœur, de toute mon âme et de tout mon pouvoir, faites que je sois heureux toute ma vie et qu'elle dure longtemps."
 Il voit bien que sa prière est un désespoir. Pour être heureux toute sa vie, c'est déjà trop tard, mais toute son existence à venir, ce serait déjà pas mal. Il veut le bonheur : n'y a-t-il pas du courage à exiger ce qu'il connaît pas ? 

Mathieu Lindon, En enfance (2009)