mardi 17 novembre 2009

L'exquis Sanders


"Après la mort de Tyrone Power, [Yul] Brynner arriva à Madrid pour reprendre le rôle de Salomon. Inspiré sans doute par la grandeur du rôle, il débarqua accompagné de sept personnes. 
La mission d’un des membres de cette suite semblait consister exclusivement à placer des cigarettes déjà allumées entre les doigts que lui tendait Brynner. Un autre s’occupait en permanence de raser son crâne avec un rasoir électrique au moindre soupçon d’une ombre bleuissant cette noble tête. Pendant qu’on était ainsi aux petits soins pour lui, Brynner demeurait assis dans un silence de sphinx, portant avec splendeur des costumes de cuir noir ou des costumes de cuir blanc (il en possédait douze de chaque) confectionnés spécialement pour lui par Christian Dior. 
Je ne découvris jamais quelles étaient les tâches des cinq membres restants de son état-major, mais nul doute que leur travail à eux aussi ne fût essentiel. Il me faut admettre que je ne me suis jamais senti particulièrement mal loti du fait que je devais allumer moi-même mes cigarettes ― mais tout de même, je fus impressionné. J’en suis venu à la conclusion que Brynner est un type particulièrement sagace ; il possède une seule et très intense expression qu’il utilise tout le temps à l’écran, et une seule expression est plus utile à une star qu’une douzaine de visages différents. S’il est une chose que le cinéma m’a enseignée, c’est que cela rapporte de laisser la caméra jouer à votre place. Quel que soit le contenu dramatique d’une scène, un gros plan de la star avec un regard intense fait toujours un gros effet. Ce qui vient avant ou après n’a pratiquement pas d’importance. 

L’important, pour une star, est d’avoir un visage intéressant. Inutile de le faire bouger beaucoup. Le montage et le travail de caméra provoqueront toujours la nécessaire illusion qu’une performance d’acteur a été effectuée. 
 Si je semble ici mordre la main qui m’a nourri de façon très satisfaisante durant près de vingt-cinq ans, c’est parce que le fait de jouer dans les films ne m’a jamais follement enthousiasmé. En tant qu’art, c’est un peu comme le patin à roulettes ; une fois qu’on sait s’y prendre, ce n’est pas particulièrement stimulant pour l’intellect ; ce n’est pas très excitant ; c’est beaucoup de boulot ; et cela prend beaucoup de temps qui pourrait être mieux employé ailleurs. 
 Au cas où vous vous demanderiez comme je pourrais employer mon temps de façon plus profitable, je ne pourrais que répondre : en ne jouant pas. Ne pas être un acteur est, je pense, une ambition des plus louables, que beaucoup de jeunes gens feraient bien d’acquérir. Le vrai problème dans la profession d’acteur est qu’on attend de vous que vous soyez bon. Cela convient à ces fanatiques qui désirent impressionner la postérité, ou à quiconque ayant la chance d’être dépourvu de la perspicacité critique qui l’informerait de son degré de réelle nullité. 

Étant une personne d’un goût des plus raffinés, j’encours continuellement ma propre désapprobation, puisque mes standards sont trop élevés pour que ma performance puisse jamais s’en montrer digne. J’exige la perfection, mais ne puis que produire la médiocrité. 
Penser que des acteurs encore plus médiocres que moi sont célébrés comme de grands artistes ne m’offre aucune satisfaction particulière ; je n’y vois que la preuve du goût lamentable de la majorité des êtres humains." 


"Soit dit en passant, un problème bien particulier attend les producteurs lorsqu’ils développent le rôle d’un méchant dans un scénario : c’est de lui trouver une profession adéquate. S’ils en font un représentant de commerce par exemple, des milliers de représentants de commerce outragés écrivent après la sortie du film et protestent violemment. Ils soutiennent que les représentants ne sont pas des salauds. Cela bien sûr peut se discuter. Mais, quoi qu’il en soit, les producteurs, l’œil toujours fixé sur le tiroir-caisse, feront ce qu’ils peuvent pour plaire à tout le monde. 
La jouant prudemment, un producteur pour qui je travaillais décida un jour de faire de moi un trayeur de renne, car il estimait que sur tout le territoire des U.S.A., environ deux personnes seulement trouveraient l’occasion légitime de se plaindre." 

George Sanders, Mémoires d’une fripouille 
(Memoirs of a Professional Cad, 1960)



vendredi 6 novembre 2009

Contraires neutralisés




"Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains, et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son “son”. Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaud, il y a un infiniment petit, qui est un monde ! Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère et c’est peut’être une faiblesse ceux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les fautes, non en deçà [] La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui Madame Straus ! Parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle [] Hélas Madame Straus il n’y a pas de certitudes, même grammaticales. Et n’est-ce pas plus heureux. Parce qu’ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir, et de notre faiblesse.
"

Marcel Proust à Madame Straus

Vendredi 6 novembre 1908