mercredi 30 avril 2008

Un bal silencieux





"Les tombes blanches qui se découpaient derrière la grille d’entrée ornée d’un grand cyprès t’apparurent comme une oasis de beauté calme. Tu n’avais jamais pensé à marcher seul dans un cimetière la nuit. Une hantise inconsciente des fantômes t’en avait prémuni. Un décrochement dans une pierre du mur et un appui en hauteur sur la grille te décidèrent. Sans réfléchir, tu entrepris d’escalader le mur, avant d’avoir songé à comment tu ressortirais. Une voiture arrivait, tu redescendis pour la laisser passer. Puis vinrent une moto, et une autre voiture. En attendant, tu faisais semblant de regarder les horaires d’ouverture du cimetière sur la petite plaque. Il était deux heures du matin. Tu repris l’escalade, et en quelques gestes tu fus à l’intérieur de l’enceinte. Tu ignorais si le cimetière était gardé, comme les chantiers voisins. Tes pas faisaient crisser les graviers. Tu n’avais pas peur des fantômes : tu pensais à la mort si souvent, depuis quelque temps, qu’elle t’était devenue familière. Voir ces tombes dans la pénombre te rassurait, comme si tu arrivais à un bal silencieux organisé par des amis bienveillants. Tu y étais le seul étranger, le vivant entouré de gisants qui l’aiment. L’apparition d’un garde ou d’un rôdeur t’aurait plus inquiété que celle d’un spectre. Dans ce décor de pierres adoucies par l’obscurité, ta pensée flottait comme si tu étais entre la vie et la mort. Tu te sentais étranger à toi-même, mais familier de cet endroit peuplé de défunts. Tu avais rarement éprouvé ce sentiment : être déjà mort. Mais, en regardant les collines qui se déployaient en contrebas du cimetière, où les lumières des maisons scintillaient à travers les fenêtres, tu revins soudain au monde des vivants. Un instinct de survie guida alors tes pas vers la sortie. Quelques appuis te permirent d’escalader l’enceinte pour ressortir. En redescendant du côté de la rue, ton pied poussa la porte du cimetière, qui s’ouvrit. Elle n’était pas fermée à clef. L’accès en était libre : tu l’avais escaladée pour rien." 

Edouard Levé, Suicide (2008), p. 74-76



mardi 29 avril 2008

Le plus vieux démon du monde





"Depuis que j’étudie avec ferveur la voie du vide

j’ai éliminé de ma vie toutes sortes de sentiments

il n’y a que le démon des poèmes que je n’ai pas réussi à vaincre

dès que je me retrouve avec le vent et la lune, aussitôt je fredonne oisivement
"

Po Chu Yi (772-846)



samedi 26 avril 2008

L'homme de la rue



"


Je ne peux pas établir de relation entre musique et société. Je ne sais pas ce que c'est la société, parce que c'est "alles", tout. Wolpe, mon professeur, était marxiste, et il pensait que ma musique était trop ésotérique à l'époque. Il avait son atelier dans une rue ouvrière à l'angle de la 14e rue et de la 6e avenue ; à cette époque — j'avais vingt ans —, je me suis mêlé au milieu artistique de Greenwich Village et tous ces gens-là. Il habitait au second étage et, un jour que nous regardions par la fenêtre, il m'a dit : "Et l'homme de la rue, alors ?" Au moment où il disait cela, Jackson Pollock traversait la rue ; l'artiste le plus cinglé de ma génération traversait la rue à ce moment précis."
 

Morton Feldman, Conférence de Francfort (1984)



jeudi 24 avril 2008

Pour ainsi dire cosmique




« (...si, tout de même, un peu : émotion chaque fois renouvelée lorsque après de longues heures dans l'avion qui semble immobile au-dessus de l'océan sans repères le voyageur relevant les yeux de sur le livre ou le magazine qu'il était en train de feuilleter s'aperçoit soudain que vers l'avant tout l'horizon est obstrué par une côte - ou plutôt un continent - comme tout à coup matérialisé à partir du néant, et ceci non pas sous l'aspect habituel que découvre un voyageur regardant s'approcher une terre mais, au contraire, car "cela" semble s'avancer lentement, ou plutôt inexorablement, à la façon sournoise et imparable dont s'avancent les reptiles ou la lave d'un volcan, comme une sorte de plaque ou plutôt de croûte dérivant lentement à la surface du globe terrestre. Comme si on avait le privilège d'assister des millions d'années plus tôt à cette lente dérive de continents à la rencontre - ou s'écartant - les uns des autres, croûte non pas plate mais, semble-t-il, concave, épousant la rotondité du globe, comme moulée sur lui, comme si, doré par le soleil et apparemment désert, un fragment de son écorce était surpris dans son irrépressible errance, avec ses plaines, ses montagnes, ses rivières, ses forêts, vierge d'habitants, superbe, inquiétant, empreint de cette majesté pour ainsi dire cosmique de la matière livrée à ses seules lois, s'attirant, se repoussant ou se fracassant dans une sauvage et majestueuse lenteur.) » 

Claude Simon,  Le Tramway, p. 116-117


lundi 21 avril 2008

Die Arbeit der Nacht


Fini fini de lire cet après-midi un roman de la « rentrée » (celle de septembre) : Le travail de la nuit, de Thomas Glavinic (traduit de l’allemand par Bernard Lortholary). Il a 344 fortes pages, je l’avais commencé vendredi soir, c’est dire si c’est un livre prenant.
 Pourtant le style est sec, bref, presque plat, et l’idée de départ tout le monde l’a eue : un homme se réveille un matin dans un monde débarrassé de toute vie (jusqu’aux fourmis ont disparu). De ce fantasme très commun Glavinic, jeune auteur autrichien (il est né en 1972), donne une version très personnelle, et saisissante. Le pourquoi de cette catastrophe, il s’en fiche et il a bien raison. Jonas, son héros, a beau être obsédé par son enfance, il ne fait pas de ce monde désert un terrain de jeu. Il ne s’y déploie pas ; au contraire, il se replie sur le connu, arpente les lieux de son passé, en reconstitue certains, ne quitte pas ses vieilles nippes, ne vole rien sinon de quoi manger et se filmer, sous tous les angles, en train de dormir. C’est une des très belles idées du roman. Son double nocturne, qu’il appelle « le dormeur », et qui s’avère vite être somnambule, le nargue, lui mets des bâtons dans les roues, s’amuse à lui faire peur (à moins qu’il ne s’emploie à le divertir...)
 Mais le « travail de la nuit » n’est pas que celui de l’inconscient, de ce démon de la perversité porteur d’antagonisme, d’angoisse, de folie. La « nuit » n’est pas que l’autre nom d’une solitude désespérante, la nuit du « moi » vu comme une geôle sans fenêtre – pas même celle des yeux, auxquels Jonas ne fait pas confiance. Le travail de la nuit consiste surtout à effacer les traces de la veille, et le grand sujet du livre c’est l’irréversibilité du temps, sa marche aveugle, l’oubli avalant tout sur son passage. Glavinic a de belles et fortes pages sur la tristesse de son héros devant l’indifférence des choses, l’idiotie muette du monde face à la dérisoire brièveté des vies humaines. Jonas ne s’y fait pas. Son entêtement, sa révolte sont émouvants. Il est seul avec ses souvenirs et que l’humanité ait pris la fuite n’y change rien, il l’a toujours été. 
J’avoue que la toute fin, évocation de l’amour comme ultime-lueur-d’espoir, m’a un peu déçu. L’auteur a craint sans doute de désespérer le lecteur. Tant pis ; c’est quand même un beau livre, plein de courage – il en faut pour parler ainsi, si simplement, de sa hantise du temps qui passe. (Juste une phrase : « Etre vingt-quatre heures par jour soi-même, jamais un autre, c’était dans certains cas une grâce, dans d’autres un verdict. »)


dimanche 20 avril 2008

La meilleure façon de commencer un livre




"Entre toutes les façons de commencer un livre actuellement pratiquées en ce monde, la mienne est, j'en suis certain, la meilleure. La meilleure parce que la plus religieuse : j'écris en effet la première phrase et pour la seconde fais confiance au Tout-Puissant […] Que ne me vîtes-vous, soulevé dans mon fauteuil, la main crispée sur son bras et le regard levé saisir au vol - avec quelle foi - l'idée qui passe souvent à mi-chemin de mon entendement : je crois en toute conscience avoir intercepté ainsi maintes pensées que le ciel destinait à un autre homme."

Laurence Sterne, Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, livre VIII, chapitre II