samedi 27 juin 2015

Sans provenance ni destination




Il était agréable de remâcher sa vie en rêve, couché sur la corniche à côté de Belacqua*, devant un jour se levant de travers. Mais combien plus agréable la sensation d'être un projectile sans provenance ni destination, ravi dans un tumulte de mouvement non-newtonien. 

Beckett, Murphy


*Âme nonchalante "à l'air plus indolent que si paresse était sa sœur", dit de lui le chant IV du Purgatoire de Dante. 


jeudi 25 juin 2015

Light




Plage du Prado aujourd'hui vers six heures du soir. 
Benjamin Britten, The Moon.
(Matthew Jones, violon, Annabel Thwaite, piano)



[Le cocasse, pendant ce temps ordinairement idyllique-là, c'est que mon homme et moi lisions sur la plage, étendus mais concentrés dans nos slips de bain, lui Les origines du totalitarisme, moi Le combat avec le démon.]



mardi 23 juin 2015

Acabit





Mars venant de se coucher à l’Orient indique un grand Désir de s’engager dans une Occupation quelconque, et pourtant pas. On a vu des Personnes de cet Acabit exprimer le Vœu d’être à deux Endroits à la fois. 

[extrait du thème astral de Murphy (Beckett, 1938)]


lundi 22 juin 2015

Septième Gnossienne




Oui, je sais, le quatre-vingt-dixième anniversaire de sa mort, ce n'est que mercredi en 8. Mais pourquoi ne pas célébrer le souvenir de son agonie, qui fut longue et pénible, tant qu'à commémorer à tort et à travers ?

(Cette septième Gnossienne n'existe pas vraiment ; vous l'aurez reconnue, c'est en fait la Manière de commencement des Trois Morceaux en forme de poire. J'ignorais qu'il en existait une réduction à deux mains de l'auteur — ou plutôt j'avais oublié qu'elle existait, cachée dans l'antérieur Fils des étoiles, qui n'en connaissait pas les trois dernière mesures : je les ai remises à leur place. Non mais.)



mercredi 17 juin 2015

L'immense violon qui vibrait sur Paris






J’ai dévalé l’escalier. Ma main sifflait sur la rampe, mes orteils doublés de corne glissaient sur le tapis rouge à baguettes de cuivre. Jacques des Tourneries, au-dessus de moi, dans la courbe du troisième étage, me poursuivait de son pas élégant, de son sourire immobile. J’ai atteint la sortie et je me suis plongé de nouveau dans le silence feutré, habillé, fiévreux, dans l’immense lueur grimaçante de Paris. Au moment où je posais le pied dans la pâte molle et glacée du goudron, sur le boulevard, j’ai entendu au loin un soupir rauque et mélodieux. Je me suis arrêté et j’ai écouté de toutes mes forces. 
C’était la musique étrange, déjà entendue au bord de la Seine. Elle déchirait lentement, nettement, le silence. Plusieurs notes graves et pures ont résonné, coulant dans le labyrinthe des rues, déferlant sur les toits, glissant sous le ciel bas et solide. Il y eut un temps d’arrêt. 
Puis ma nuque et mes tempes ont tremblé avec violence. J’entendais maintenant un air, un air de violon, un air que je reconnaissais. Ce qui venait sur moi dans le silence glacé, c’étaient les notes simples, pures du Petit Navire, de cette chanson d’enfant qui tournait dans la cour de l’école des filles, à Vignolles. 
La… la… la… do… Il-était-un-petit-navire… Mais le violon, l’immense violon qui vibrait sur Paris, semblait hésiter. Et l’air était très lent, trop lent, quoique juste. C’était bien le Petit Navire, mais joué comme un hymne, sur un rythme large, hésitant, appliqué. Qui n’avait ja… ja… La note se prolongeait, se traînait entre les hauts immeubles et ricochait lentement vers le ciel, tournoyant et grondant sous les volutes sombres des nuages. 
Ja… mais na… vi… gué… 
Le chant s’est exténué, puis, après un long temps mort, j’ai été secoué par un coup d’archet aigu, grinçant, éclatant : ohé !... ohé !... do… fa… la… do… 
Puis ce fut cette fois le silence total, assourdissant. Mon sang recommençait à cogner lourdement entre les maisons. 

Lucien Ganiayre, L’Orage et La Loutre (1946), p. 186




 


Violon seul vieux roman 
Paris en 2015 et à 35% de sa vitesse + Giacinto Scelsi, Xnoybis (1964), III. 
— Andreas Seidel, violon




mardi 16 juin 2015

Chef-d'œuvre de la guerre et de la solitude



Le 20 septembre 1935, à quatre heures de l’après-midi, alors qu’un orage menace, le temps s’arrête ; seul survivant de cette catastrophe impossible, un maître d’école, Jean des Bories, qui à ce moment-là était en train de chasser dans les bois avec sa chienne. Dans ce monde au-dessus duquel les nuages morts sont comme du marbre, la lumière jaune et perpétuelle et le silence si absolu que les battements de son cœur résonnent jusqu’aux confins en de longs et terrifiants échos, il découvre bientôt que tout métal s’effrite sous ses doigts, que les êtres immobiles qu’il se hasarde à toucher reviennent à la vie pour mourir aussitôt et se décomposer. D’autres surprises merveilleuses ou terribles l’attendent. “Ici, dira-t-il, je veux tout raconter et n’expliquer rien.” Et il raconte dans une langue à nulle autre pareille, d’une sensualité tragique, fiévreuse et lourde comme une eau noire, le long cauchemar halluciné que sera sa vie dans ce présent figé, sa quête désespérée (et d'un singulier homo-érotisme) d’un corps à étreindre sans le tuer, les bouleversements dont son propre corps, vu comme celui d'un autre, est le théâtre à ciel ouvert, au long de 229 pages poignantes et splendides dont les derniers mots vous arrachent le cœur. 

Ce roman, L’Orage et La Loutreen avance pour ainsi dire sur les effets spéciaux de son temps, Lucien Ganiayre, né en Dordogne en 1910, très tôt orphelin, l’écrivit à l’âge de 36 ans. Douze refus d’éditeurs et quelques années de persévérance encore, sans plus de succès, le font renoncer à la littérature. Devenu agent d’assurance, il meurt d’un cancer à Périgueux au mois de février 1966. Six ans plus tard, sa veuve fait quelques envois. Au Seuil, Denis Roche répond. Le roman paraît en 1973. Les critiques qu’il reçoit sont aujourd’hui introuvables, sinon dans le recensement d’une traduction tchèque. Et le livre l’était aussi jusqu’à ce que les éditions de l’Ogre, bénies soient-elles, le rééditent le mois dernier, suite à l’approche de la compagne du petit-fils de l’écrivain, qui cherchait simplement une solution pour en faire imprimer quelques exemplaires à destination des intimes. Or les intimes de cette splendeur parfaitement inclassable sont destinés à former un cercle bien plus vaste, qui ira, c’est certain, en s’élargissant, lentement, comme dans l’eau presque immobile du roman, ou bien c’est à désepérer de tout.

Merci à François-Michel P. qui fut cet intime de fraîche date qui propagea l'onde jusqu'à moi. 



vendredi 12 juin 2015

Persistance de l'oubli





"C'est que les événements tirent leur éclat des circonstances et que les mérites ne s'établissent qu'au gré des événements."

Quasi derniers mots du récit Triomphe de l'amour, six pages qui sont tout ce qui reste de l'œuvre de Xu Yaozuo, mort au plus tard en 824. 



mardi 9 juin 2015

Pause durassienne




(Chanson, toi qui ne veux rien dire… Ça tombe bien : moi non plus.)


[mise à jour du mercredi 10 juin] …mais ce n’est heureusement pas le cas de mes lecteurs ; l’un deux m’envoie ce matin ce souvenir congolais et durassien en diable, remonté sous l’effet de la chanson indienne de Carlos d’Alessio : 

Je vivais alors "au cœur des ténèbres"... Un de mes amis, pianiste émérite (disait-il, on n'a jamais pu le vérifier comme vous allez voir), rêva d'y faire venir son piano qui arriva, dans un état sans doute convenable, au port de Matadi où il attendit un certain temps un modeste bateau, vieux et rouillé, qui devait le conduire jusqu'à la ville de Kisangani. Pendant cette dernière étape, l'instrument subit l'humidité, la chaleur intense, le roulis sur un fleuve traversé de rapides. Après une quinzaine de jours, le piano fut enfin livré à destination, dans un port dévasté par plusieurs guerres civiles, c'est-à-dire qu'on l'abandonna sur la rive même du fleuve. Après quoi, il fallut attendre les autorisations administratives pour le transport jusqu'au domicile du pianiste. Elles durèrent. Le piano subit toutes les avaries du climat, tous les orages du soir. Peu à peu, les pieds s'enfoncèrent dans la vase, l'instrument devint perchoir pour les singes, les perroquets et autres toucans, refuge pour les serpents. Le pianiste renonça à son rêve. Pendant plusieurs mois, je pus voir, en me promenant le soir sur les bords du fleuve, la forme échouée dans son emballage déchiqueté par les oiseaux ou dépecé par les chimpanzés. Cette vision m'est restée longtemps.... C'était en 1972. 

Piano et naufrage entretiennent du reste des liens privilégiés et mystérieux, depuis qu’il y a des bateaux et des pianistes. Une rapide recherche iconographique le confirme. Quant au mot-clé cercueil flottant, par métonymie poétique, il donne en un éclair 165 000 résultats.








dimanche 7 juin 2015

Philharmonies du soir, espoir




Mercredi soir au parc de la Villette. En quittant la pelouse où j'ai lu un moment pour aller pisser dans les toilettes publiques du boulevard, j’ai oublié sur l’herbe un paquet de cigarettes à peine entamé et un briquet neuf, ce dont je m’aperçois ma petite affaire faite, peu après que la voix du module automatisé m’a remercié en sanglotant d’avoir choisi la chasse économique ; mon humeur est si bonne que je n’en suis pas contrarié. Il me reste un peu de tabac en vrac, je n’ai qu’à racheter un briquet. Si j’étais au Japon, je retrouverais mon paquet intact à l’endroit même où je l’aurais laissé. Je n’y suis pas, j’y retourne quand même ; il a bien évidemment disparu ; je me réjouis plutôt pour l’heureux que j’ai fait. Le concert commence dans une heure. J’ai marché toute la journée, sitôt mon second discret joint fumé je boude le crâneur escalier olympien pour me glisser à gauche vers un escalator plus modestement aéroportuaire. Il fait encore jour, une hôtesse scanne mon e-billet, je plane sans bruit sous le plafond bas du cotonneux couloir circulaire. Dans mon souvenir, la moquette est bleue, il faudrait vérifier. Je suis sûr en tout cas que l’orange et ses dérivés dominent dans la salle où j’entre l’air de rien comme dans le Colisée ; je suis placé dans l’arrière-scène. 
Le chef est japonais, de même que mes immédiats voisins de rangée. Le programme très pédagogique tient à m’apprendre que c’est une star dans son pays. À ma gauche, une jeune femme myope en robe rose et aux longs cheveux noirs coche sans en lever les yeux les cases d’un questionnaire dans sa langue ou manipule son téléphone ; à ma droite, un jeune homme très mignon dont le fin T-shirt noir ourle une délicate nuque pâle, objet de mes regards en coin. Le timbalier couche son oreille sur la grosse caisse, le xylophoniste répétant sa phrase spoile le finale du concerto de Gershwin. 
Mais d’abord les Escales d’Ibert agitent leurs palmes. Comment s’appelait cette émission à laquelle elles servaient de générique ? Merci Google : Prélude à la nuit. C’est d’à-propos a posteriori. Le soleil a dû disparaître quand le pianiste s’est avancé, précédé par son ventre énorme. Il s’abat sur le siège, s’appuie du bras à l’instrument avec familiarité, surjoue ce qu’il faut l’octave théâtrale qui ouvre son solo. Le chef a des mimiques de dessin animé. Les percussionistes s’amusent. Je danse de la tête, un peu du buste aussi, sans quasiment bouger. Les vents et les bois surtout sont superbes. Le gros bonhomme se transforme en patricien, en ogre, il est maître de son sujet. La salle l’applaudit à tout rompre, réclame trois bis de plus en plus brefs, négligemment virtuoses, salonnards et humoristiques. L’ogre repart altier. 
Dix euros la coupe de champagne, ma place vaut donc deux coupes, merci bien. Je passe l’entracte sur la terrasse. La nuit est sur le point de tomber, Vénus brille déjà dans un ciel absolument vide, plein seulement d’un dégradé suave contre quoi le bâtiment gris découpe ses arêtes comme sur un dépliant. Son étrange soufflet d’accordéon organique/argenté brillera tout à l’heure, bizarrement bling-bling. J’attendais beaucoup de Pétrouchka et ce sera très beau mais ce seront des thèmes de Gershwin que je siffloterai en me dirigeant à pas lents vers la bouche du métro, me retournant à plusieurs reprises pour regarder la silhouette de la Philharmonie, l’effet des néons rouges de la Grande Halle et du Conservatoire sur le bleu sombre de la nuit au-dessus du parc endormi. Le chef décidément comique mimait les instruments pour les faire se lever ; la joueuse de célesta, très chic dans sa longue robe et qui avait passé le plus clair son temps à tenir des notes d’un seul doigt, avait eu l’air un peu gêné en se levant, s’excusant pour si peu d’un sourire adorable. Il y avait deux harpes, l’une dorée, l’autre noire. La nuit est douce à en crever.

lundi 1 juin 2015

Demain (si tout va bien)



Amis Parisiens ou Sri-Lankais qui voudraient faire le voyage (comme dirait Chevillard), je vous rappelle – mais une affiche vaut mieux qu'un long discours, d'autant que je n'ai pas encore fait ma valise. 



J'espère être aussi spirituel qu'un Eddy Mitchell au temps de La Dernière Séance. Venez nombreux, venez seul, mais venez — si ce n'est pas pour moi, au moins pour Phil Connors, Rita, Larry, Ned Ryerson, Miss Lancaster, Buster, Doris, Herman, Felix et compagnie...