jeudi 3 novembre 2016

Un roi en slip de bain



J'avais écrit ces "Impressions d'Afrique" en 2010, pour un blog aujourd'hui disparu. En début d'année, une erreur de manipulation m'a fait jeter à la corbeille tout un contingent de textes, dont elles faisaient partie, c'est la vie. Je les croyais donc perdues. C'était bien la peine d'avoir fait l'effort de se souvenir... Mais heureusement (en l'occurrence) la mémoire d'internet est incorruptible, et je les ai retrouvées hier grâce à la "Wayback Machine" ; je les aime bien, alors je les republie ici. 





Au dos de cette photo, un date (je reconnais l'écriture de ma mère) : 16 janvier 1984. 



UN ROI EN SLIP DE BAIN 

   L'année de mes dix ans, j'étais en Afrique. Je venais de Berre (Bouches-du-Rhône), j'allais y retourner, le dépaysement était grand, et les souvenirs que j'en ai sont tous heureux. 
   L'un des plus marquants fut l'intrusion, dans notre appartement du second, d'un nuage de papillons noirs, par un jour de grand soleil comme il me semble qu'ils le furent tous, excepté d'effroyables pluies qui me ravissaient. L'effroi, encore lui, le disputa à l'excitation ; mon père les chassa à coups de balai puis nous les regardâmes passer, innombrables, derrière la baie vitrée du balcon ; leurs bruissements conjugués produisaient un surprenant vacarme. J'avais vraiment senti ce jour-là ce qu'était une force de la nature, et j'en redemandais. 
    Mon premier souvenir d’Afrique, nonobstant, n’est pas très poétique : nous venons d’arriver, nous achetons une batterie de casseroles dans un supermarché, et tandis que je m’étonne de la monstruosité des prix (je ne sais pas encore ce que sont des francs CFA) je sens couler le long de ma jambe la grosse envie que je retenais, la turista je suppose, et me voilà tout emmerdé, cherchant à faire discrètement part de mon malheur à ma mère, sans attirer l’attention de nos compagnons de queue, devant la caisse ; précaution inutile, l’odeur me stigmatise, il fait une chaleur infernale ― ma honte est encore plus cuisante. 
   Le tout premier souvenir, cela dit, c'est elle ― la chaleur : son tremblement sur le tarmac, et celui plus lointain d'une ligne de palmiers dans la couleur orange. 

   Il y a une école à deux pas dans notre rue, mais elle n’accepte que les blancs. J’irai donc dans une autre, l'école de Bougainville, à trois ou quatre pâtés de maisons, à pied : le racisme, littéralement, me fait suer. 
   Nous portons l’uniforme : chemisette et short kaki pour les garçons, robe à carreaux vichy pour les filles. Chaque matin, dans la cour de latérite, cette terre brun rouge qu’il y a partout, nous entonnons L’AbidjanaiseTes fils chère Côte d'Ivoire / Fiers artisans de ta grandeur / Tous rassemblés pour ta gloire/ Te bâtiront dans le bonheur ― cependant qu’on hisse les couleurs, orange blanc vert (ce me semble une version daltonienne du drapeau français). 
   Une petite Libanaise en pinçait pour moi ; à ma première visite chez elle on m’avait offert des chardons, ces bonbons à la liqueur enrobés de sucre bleu imitant les piquants de la fleur, si j’y retournai par la suite c’était dans l’espoir d’en boulotter d’autres ; espoir bien compris par mon amoureuse, qui veillait à ce qu’on en renouvelât les stocks. Nous n’avons pas même échangé un baiser. 
   C’est que je n’avais d’yeux que pour le fils de nos voisins, Sylvain, mon tout premier béguin. Qui n’en a jamais rien su, évidemment ― il eût fallu que moi-même je le susse, or c’était loin d’être si clair dans mon esprit. 
   L'Afrique ne vit pas moins l'éveil de ma sensualité. 
   
   Nous n’étions pas bien loin de l’avenue Giscard-d’Estaing. C’était une chose amusante que de voir la tête chauve de l’ex-président, pas encore littérateur libidineux, devenue le motif, répété dans des médaillons, de tissus imprimés dans lesquels on taillait des boubous. On m’en tailla un, à l’effigie d’aucun président. J’en porte encore à l’occasion car c’est un vêtement fort commode, aux temps chauds. 
  J’ai dit que le soleil m’avait paru régner toujours, à l’exception de la saison des pluies. Ladite saison fermait l’école, mais aussi un match des Éléphants, l’équipe de football nationale, ou la moindre indisposition du bien-aimé chef de la nation, dont le nom cadencé, Félix Houphouët-Boigny, retentissait cent fois par jour ; de même, si ce dernier recevait un homologue (bien qu’il fût incomparable) ou s'il donnait une allocution, tout le pays s’arrêtait, et la classe avec lui. Bref j’étais très souvent en vacances. 
   C’était un petit monde. Deux immeubles bas se faisant face au fond d’une cour ombreuse, entre des manguiers. Près de l’entrée de la résidence, qu’une arche de verdure séparait de la rue poussiéreuse, une maison individuelle, qu’habita les six premiers mois la famille de Sylvain. 
   Il m’attendait à la sortie des cours, puisque tout de même il m’arrivait d’en suivre. Envieux de mon cartable, quand son père, un petit magouilleur violent et fanfaron qui trimbalait sa smala par toute l’Afrique, ne tenait jamais sa promesse de l’inscrire enfin à l’école, faute de se fixer nulle part. Il était presque analphabète, comme une calamiteuse partie de scrabble, qu’il n’avait pas osé refuser, me l’avait appris de façon très embarrassante pour nous deux. Je me souviens qu’il avait proposé toran, pour torrent. 
   Je lui montrais mes cahiers, lui répétais mes leçons. On pouvait dire qu’il se réfugiait dans notre appartement du second. Les disputes fleuries de ses parents étaient la fable de la résidence et avaient rythmé quelques soirées. Jusque tard il traînait dans la cour. Il était doux et triste. Les nuits étaient noires. 
   Un jour des policiers étaient venus, peu après la famille avait disparu. Je me demande encore ce que Sylvain est devenu. 

   Ma propre famille ne m’en semblait que plus heureuse. Après tout, quand mon père et moi ne prenions pas le frais sur le balcon en jouant aux petits chevaux, nous étions au bord de la mer, sur les plages de Grand Bassam, à siroter l'eau de nos noix de coco après que, d'un impressionnant coup de machette et pour quelques centimes, un vendeur ambulant nous les avait décapitées : rien n'était plus rafraîchissant. 
   De cette époque date ma passion pour les fruits de la passion ; j’en ai aussitôt raffolé. J’en achetais par dizaines au coin de la rue, toujours pour trois fois rien, à m’en rendre malade. 
   Ce qui me rendit vraiment patraque, cependant, ce furent les beignets filiformes sur lesquels, pendant la récréation, nous nous jetions en masse, nous arrachant des cornets graisseux où une demi-douzaine de spécimens ne duraient pas longtemps. L’étal de leur marchand était bien pauvre et leur huile plus que douteuse, mais celle-ci leur communiquait un goût inimitable, que je désespère de retrouver. 
   Un autre goût, très légèrement rance et acide, me rappelle instantanément ces indolentes journées ivoiriennes. Celui de l’attiéké, cette semoule de manioc qui accompagnait le poulet piment dont mes parents faisaient invariablement l’emplette, en chemin, dans une petite échoppe au bord de la route (très longue, la route, me semblait-il ; les palmiers y faisaient, mutatis mutandis, de très convaincants platanes), quand nous allions buller sur les immenses et peu peuplées plages de Grand Bassam. 
   
   L’océan était peu ou prou réservé aux week-ends. En semaine, nous barbotions plutôt dans l’une des deux piscines d’un Palm Beach luxueusement miteux, l’une d’eau douce l’autre d’eau de mer. C’était dans la boutique de cet établissement, le vendredi je crois, que j’allais chercher, frétillant d’impatience, le dernier numéro du Journal de Spirou. Il coûtait 670 francs, prix appliqué sur sa couverture au tampon. Il venait de loin, et c’était au fond mon seul lien avec la France, ce qu’il s’y passait. 
   Nous allions parfois au cinéma du célèbre Hôtel Ivoire ― futur théâtre d’affrontements sanglants ― avant de dîner dans le fast-food du bowling, mais les films récents étaient rares et dataient déjà un peu. Je me rappelle n’avoir rien compris à Banzaï de Claude Zidi : le projectionniste avait mélangé les bobines. 
   (L’Hôtel Ivoire dominait Cocody, c’est-à-dire l’Abidjan des riches et des expats, où toutefois nous n’habitions pas, mon père n’étant qu’un modeste chef de chantier. En en revoyant la silhouette à la télévision, fin 2004, en qualité de décor décrépit d’une fusillade, j'ai mieux compris la gênante nostalgie des Pieds-Noirs ; le monde que j'avais connu, j’en étais sûr à présent, n’était plus. Mes souvenirs entraient dans la légende.) 

   Mes souvenirs sont solitaires. Qui se souvient de Tatie Wané (référence nécessaire)? 
   Google se tait. C’était la Dorothée ivoirienne. Elle animait comme elle, en marathonienne, une émission pour la jeunesse, et notamment, entre deux japanims identiques à celles que j’avais laissées au pays (à cette différence que Heidi ou Candy paraissaient ici bien plus exotiques), un quizz, patriotique autant qu’éducatif, opposant deux classes de collège, dans un studio d’évidence surchauffé. Une réponse sur deux, j’exagère à peine, était Félix Houphoüet-Boigny. 
   Les gagnants se partageaient un énorme gâteau à étages ; ils en abandonnaient, au pied de la lettre, les miettes aux perdants, ce que je trouvais extrêmement cruel. 
   Tatie Wané, charnue dans ses boubous criards, menait son petit monde à la baguette, épaulée par Coco et Jules, des marionnettes dont les têtes m’échappent. 
   Qui se souvient de Coco et Jules ? 
   Télé-Programme, que je lisais d’une traite, dès réception, comme un oracle, était épais d’un pouce car mensuel, il n’y avait qu’une chaîne. Quelques mois après notre arrivée, une seconde chaîne avait commencé d’émettre, mais seulement deux soirs par semaine. 

   L’Afrique connut cette année-là une sécheresse sévère ; des sauterelles ravageaient des champs ; l’électricité manqua pendant dix jours. Tout ce temps sans frigo ni clim, quelle horreur ― mais aussi quelle aventure ! 
   Mon bonheur n’avait pas d’obstacle. J’étais le roi de cette cour ombreuse, de ce trois-pièces-cuisine, de ces longues plages de sable et de temps vides ― mais un roi débonnaire, un roi en slip de bain. 
   Il y avait quelques années déjà que mon père enchaînait, nous ne manquions de rien, les chantiers sous l’équateur ; il revenait l’été, à Noël, c’était court ; il rayonnait de joie ― il adorait l’Afrique ― et puis il s’éclipsait. Cette année-là, cette année seulement, mes deux aînées ayant pris leur envol, ma mère et moi pûmes le rejoindre, l’avoir pour nous seuls. Une famille de rêve. 
    J’apprenais d’autant plus volontiers mes leçons que je savais qu’on ne m’en voudrait pas quand, sitôt posé le pied dans l’avion du retour, j’oublierais tout de la géographie et de l’histoire de la Côte d’Ivoire. J’ai suivi bien des fois les contours de sa forme en plastique, sur mes pages quadrillées. Puis nous hachurions l’intérieur selon les cultures, les climats, les ethnies. Je n’en sais plus un mot. 

   Restent le goût de l’attiéké, des parties de petits chevaux, un ciel orange, un film à l’envers, une amitié interrompue, du soleil entre parenthèses.