lundi 13 avril 2020

L'agrément inattendu


Un peu de présence en ces temps de distanciation ; et puis, parfois, quand on aime, il faut se mouiller. La fantaisie m'a pris ce matin de vous lire un texte qui depuis bien longtemps m'enchante, "L'agrément inattendu", l'une des Histoires insolites (1888) du grand Villiers de L'Isle-Adam.




mercredi 8 avril 2020

Une petite chanson, mais déchirante



On ne fêtera l'anniversaire de Federico Mompou que dans huit jours, mais huit jours, c'est si loin...








mardi 7 avril 2020

Du sentiment de quoi foutre là


Retrouve au fond d'un tiroir ce texte écrit il y a un an à peu près, autant le partager. 


DU SENTIMENT DE QUOI FOUTRE LÀ 

C’est une chose que je me suis souvent dite, et le plus souvent à haute voix. À midi, la nuit, en ville ou à la campagne — je n’ai pas observé qu’il y avait un terrain ou une heure favorables. On peut se demander ce qu’on fout là n’importe où et à tout instant. On sera seul, en revanche, de préférence. S’il faut absolument être avec des gens, on se contentera de le marmonner ou de le penser, en forme d’aparté. Mais l’expérience du qu’est-ce que je fous là ne me paraît pure et complète que dans la solitude, à tout le moins une échappée momentanée. La familiarité du verbe foutre est de bon aloi, car en effet c’est un sentiment familier. Il n’est pas forcément désagréable, il est même fréquemment assez exalté. C’est une émotion forte. Elle produit un vertige et sans doute une chimie particulière dans le cerveau. C’est le sentiment plutôt joyeux de l’arbitraire le plus total, tel que je le connais. Le lieu importe peu mais il faut qu’il soit éloigné, et pas forcément de beaucoup, de ceux qu’on a l’habitude de fouiller. Se demander ce qu’on fout là chez soi est un drame qui nous mènerait trop loin du sentiment que je veux dire, c’est tout à fait un autre sujet. 

Nous nous sommes donc légèrement écartés de nos voies, ou spectaculairement au contraire, le soleil darde ses rayons sur un cimetière militaire breton ou c’est le soir dans un petit bar tokyoïte, et le sol se dérobe sous nos pieds, laissant voir par transparence le cosmos, l’errance des comètes, et l’acrobatie insensée des calculs et des manigances ourdies par le hasard pour en arriver là. Nous sommes soudain la tête bas et tout autour de nous est à la fois d’une matérialité écrasante, scandaleuse, et tissé de l’étoffe des rêves. Il n’y a pas de comité d’accueil. Notre présence, tout le claironne, n’a pas du tout été prévue ; nous n’entrons pas dans l’équation, nous voyons tout par effraction. La scène ne fait pas avancer l’intrigue et pourrait être sans état d’âme coupée au montage, mais quel beau plan. La réalité est sommée de choisir son camp : soit cet instant est réel, soit tout le reste, ou bien ni l’un ni l’autre ne le sont, il faudra se faire une raison. La dépense paraît excessive, elle doit poursuivre un autre but que de s’offrir à nos regards, mais nous ne voyons pas lequel : ces décors monumentaux, ces milliers de figurants, cette ingénierie lourde, le poids des nuages, tous ces brins d’herbe peints à la main réclament notre attention et nous tournent le dos, font la roue et nous snobent. Nous ne savons pas sur quel pied danser et d’ailleurs nous ne dansons pas, nous sommes figés, interrompus, bouche bée sur le dernier mot, la statue de sel a parlé : qu’est-ce que je fous là. 

On peut faire l’économie du point d’interrogation car aucune réponse ne sera apportée, car de toutes les questions sans réponse possibles celle-là remporte le pompon, c’est incontestable. Nous serrons ce dernier contre notre poitrine ; nous sommes descendus du manège. Le cœur bat fort. Le manège accélère. Ou bien son immobilité contre-nature nous affole, au contraire. Les yeux saillent hors des têtes des chevaux de bois à l’arrêt. Nous-mêmes à cet instant pourrions être aussi bien vernis, laqués, montés sur pivot. Nous avons la fixité du lépidoptère dans son coffret vitré. Ça ne dure qu’une seconde mais le vertige n’a besoin que de ça pour nous traverser des pieds à la tête tel un éclair doux, matifié. Ce n’est pas un électro-choc, c’est beaucoup plus ouaté, subtil. Un coton imbibé d’éther. Les sels de la terre. Une toute petite décharge, si vous y tenez. À peine de quoi alimenter l’ampoule au-dessus de la tête, puisqu’en termes de vivacité le sentiment que je veux dire est une sorte d’Eurêka, mais un Eurêka impuissant à expliquer quoi que ce soit, ivre plutôt de son impuissance, la mesurant d’un coup d’un seul dans toute sa majestueuse immensité — un anti-Eurêka qui pourtant nous transporterait également de joie, et dont la joie serait de plus de prix encore, tant l’angoisse nous tendait les bras : la joie de n’y comprendre rien. Les croix s’alignent à perte de vue sous les embruns, le chat mécanique sur le comptoir agite le bras et rend la monnaie. 

C’est une émotion forte mais c’est aussi une émotion compliquée. S’il n’y avait que la joie nous nous en tirerions à bon compte, s’il n’y avait que la joie ce ne serait presque pas la peine d’en parler. Cette seconde impossible pendant laquelle tout semble trembler sur des bases qui n’ont jamais été à ce point concrètes, cette seconde merveilleuse où d’énormes machines ont été remuées sans compter dans le but exclusif de prouver notre insignifiance et de la sublimer, cette seconde effroyable dont l’arythmie subite fait dérailler toutes nos voitures — nous laissant par miracle indemnes sur le bas côté, sans une égratignure, héros inaperçu d’un accident sans gravité, témoin facultatif d’un carambolage évité de justesse entre le monde et soi, deux irréductibles réalités — peut surgir indifféremment le matin ou le soir, que nos sens soient aiguisés par la meule du réveil ou amollis par les fatigues du jour, une violente lumière peut en éclairer chaque détail ou bien les ténèbres et la brume l’envelopper, quelles que soient ses coordonnées sur la carte du temps il importe seulement que ce soit un point fixe ; nous nous tenons paralysés sur son arête et c’est la pointe d’un compas gigantesque dont le cercle se perd dans l’avenir et dans le passé, toutes les minutes que nous avons vécues n’auront été que pour cette minute-là que nous nous emploierons à oublier pendant toutes celles qui suivront, mais sans succès ; aux moments les plus inattendus le souvenir de l’événement viendra nous irradier, cette intime et délirante et douloureuse conviction que nous avons toujours été là, et pourquoi, dans le désert d’une nécropole à trois heures de l’après-midi ou l’absurde et tardif écho d’un karaoké, que c’était l’instant le plus significatif de notre existence et que nous n’aurions pas assez de toute la vie qui reste pour en percer le décevant secret, tâche à laquelle fort heureusement nous ne songeons pas même à nous atteler ; cette seconde éternelle enfin et si vivement contingente et paradoxale qu’une espèce d’harmonie et de cohérence supérieures semblent en émaner — c’est là le point que je tenais à évoquer — s’accompagne le plus souvent pour ne pas dire nécessairement du sentiment le plus acéré de notre propre mortalité, elle sature aussitôt notre corps dans ses dernières terminaisons, ce n’est soudain plus un vain mot ni une pénible abstraction, nous avons toujours été là et c’est le souvenir du mort que nous aurons toujours été.

Dans l’au-delà, devant les anges habitués du fait qui bientôt quittent la projection en haussant leurs ailes, le diaporama s’est bloqué, la pellicule s’est enflammée. Mais nous voici rendus à une trop grande distance du sentiment qui nous occupait car nous glissons ainsi de "Qu’est-ce que je fous là" à "Qu’aura-t-il foutu ici" et cette question intéresse des historiens qui ne viendront pas, ou trop tard, sans le moindre profit pour nous qui n’y serons pas : nous n’en aurons alors absolument plus rien à foutre — et sans doute, en définitive, nous n’avons fait qu’anticiper cette joie en cet instant que je veux dire, savourant trop fugitivement sur le bout de la langue une infime gouttelette de ce miel divin : une dose plus forte nous tuerait.

lundi 6 avril 2020

Dérogation brahmsienne


Quand on ne peut partir en balade, on peut toujours partir en ballade. Et tant qu'à faire la plus belle du monde, sans doute le morceau de piano que je préfère entre tous. (Enregistré hier en fin de journée, après une brève promenade dans mon quartier.)