jeudi 29 mai 2014

Voyance factuelle




"Une bricole paranormale méconnue mais pourtant vraie : il existe une chose que l’on nomme voyance factuelle. La littérature la qualifie parfois de mystique des données, et le syndrome lui-même s’appelle IFA (= Intuition factuelle aléatoire). Les sujets ont des flashs, idées ou prises de conscience semblables dans leur structure aux prémonitions incroyablement pertinentes que nous concevons comme des PES ou précognitions, mais en général bien plus assommantes et quotidiennes. C’est pour cela que ce phénomène est si peu étudié ou rendu public, et pourquoi ceux possédés d’IFA la décrivent presque unanimement comme un calvaire ou un handicap. Toutefois, dans les rares études et monographies dignes de confiance, les exemples abondent ; et en effet l’abondance, de même que le manque de pertinence et l’interruption de la pensée et de l’attention, composent l’essence du phénomène IFA. Le deuxième prénom de l’ami d’enfance d’un étranger qu’ils croisent dans le couloir. Le fait qu’une personne assise sur le siège à côté au cinéma se soit trouvée seize voitures derrière eux sur la I-5 près de McKittrick en Californie un jour chaud et pluvieux d’octobre 1971. Des idées sorties de nulle part, gênantes et déconcertantes comme le sont toutes les irruptions psychiques. Elles sont éphémères, inutiles, plates, fâcheuses. Le goût du Cointreau dans la bouche de quelqu’un ayant un léger rhume sur l’esplanade de l’opéra national de Vienne le 2 octobre 1874. Combien de personnes étaient tournées vers le sud-est pendant la pendaison de Guy Fawkes en 1606. Le nombre d’images dans À bout de souffle. Qu’une personne appelée Fangi ou Fangio a gagné le Grand Prix 1959. Le pourcentage de divinités égyptiennes dont le visage est animal plutôt qu’humain. La longueur et la circonférence moyenne du petit intestin de Caspar Weinberger, ministre de la Défense. La hauteur exacte (et non estimée) du mont Erebus, mais ni ce qu’est le mont Erebus ni où il se trouve."   

David Foster Wallace, Le Roi pâle (2012, posthume), p. 150-151


dimanche 18 mai 2014

Dur comme du fer




« Par sa bonhomie fort naïve, il m’avait toujours paru un véritable enfant de la nature mais maintenant il semblait être tel au sens plus strict du mot et cet homme beau, aimable, heureux de vivre se montrait sous un côté où il devait sembler en fait inquiétant, encore que mon amour pour lui en fût plutôt augmenté. Il nous raconta que juste ce matin quand il voulut se soigner, il sentit une congestion à la tête et qu’il tomba sans connaissance. Il s’était sérieusement blessé avec les débris de verre des ventouses brisées. Déjà au cours de son enfance, il avait effrayé la région quand somnambule il s’était assis au sommet de la tour du château d’Egloffstein. C’est dans cet état qu’un professeur l’avait un jour plongé soudain dans une cuve d’eau froide, raison pour laquelle il était resté plongé huit jours sans connaissance, mais il avait perdu l’habitude de monter sur les toits. Au lieu de cela il s’ensuivit un autre mal encore plus violent, qui l’incite souvent à la moindre excitation à entrer dans une rage à la limite de la folie dans laquelle il n’épargne alors personne et son corps est dur comme du fer. Ainsi, excité par hasard dans son sommeil, aurait-il presque tué son propre frère et une autre fois presque étranglé sa sœur, si l’on n’était pas allé les secourir. C’est aussi en état de sommeil qu’étant enfant il avait assailli avec une telle force l’un de ses professeurs qui était un grand homme robuste et il l’avait frappé si longtemps contre terre que sa jambe s’était cassée. Le lendemain matin, il n’en était nullement conscient. C’est également en état de veille qu’il avait presque précipité dans la mort son ami le plus intime. Ceci, disait-il, le faisait souffrir d’autant plus qu’il n’était capable dans la vie courante d’offenser un enfant et qu’il ne voulait de mal à personne. Il n’osait jamais dormir chez quelqu’un, car il ne pouvait répondre de lui, et bien que les médecins lui eussent recommandé comme meilleure médication de se marier, il ne pouvait s’y résoudre et craignait d’étrangler sa femme dans les huit jours. » 

August von Platen, Journaux, mémorandum de ma vie, p. 551-552


lundi 12 mai 2014

Une fenêtre paradoxale


Je vous engage à visiter L'oreille hantée, le blog sur/dédié à/autour de la musique que mon ami le compositeur Igor Ballereau a eu la très heureuse idée d'ouvrir le 28 avril dernier — mais plutôt que d'en faire l'éloge, je crois plus judicieux de copier intégralement ici le très beau texte qu'il a fait paraître ce matin même : c'en est encore la meilleure publicité. 




La révélation du Belvédère 

Au début des années 90, j’ai fait le pèlerinage de Montfort-l’Amaury pour visiter le Belvédère, maison où vécut Maurice Ravel de 1921 à sa mort en 1937. J’avais à l’époque contracté une ravélite chronique et m’éveillais aussi bien que m’endormais chaque jour dans cette musique-là. Je me souviens très nettement de la manière dont ma vie se trouvait affectée par cette immersion : je n’avais encore jamais vu la neige tomber comme ça, les gens me paraissaient plus doux et la lumière plus diffuse. Le monde tanguait nonchalamment au cœur d’une bulle irisée. Un perpétuel matin. 
Ce jour-là, les deux amis qui m’accompagnaient et moi-même avions déjà interminablement attendu devant la porte et fait maintes fois le tour de cette bâtisse absolument figée, semblable à un bateau échoué, lorsque cette porte, donc, s’ouvrit comme à contretemps, au moment exact où nous allions renoncer. L’effet de surprise fut stupéfiant. J’eus la vive impression que Maurice lui-même venait d’apparaître tant la dame de petite taille qui se tenait devant nous lui ressemblait. C’est dire à quel point j’étais atteint, je voulus presque m’excuser d’avoir interrompu le fil calfeutré de l’existence du maître par tant de curiosité mal placée. Il ou elle nous engagea sobrement à entrer. Au-dedans, l’espace était constellé de bibelots.

À ma souvenance, dominaient les petites figures humaines et animales, que je perçus alors immédiatement comme autant de créatures mortes saisies dans la masse d’un invisible glacier. Nous venions de pénétrer un corps tout à fait coagulé, et tout y était contenu à sa place dans la plus stricte immobilité. Aussi, tentures et tapis de tout poil abondaient, mais tous uniformément gorgés d’usure jaunâtre, affadis jusqu’à tendre d’un commun accord vers la même irrésistible poussière. Je me rappelle avoir été sérieusement troublé de trouver le piano tournant le dos à la fenêtre d’une sorte de réduit et lui également, tel une dalle funèbre, hérissé d’objets auxquels ne manquaient plus que la formule d’adieu « Regrets éternels », « Dans nos cœurs à jamais tu demeures »… Souvent le plafond n’était pas bien haut, les couloirs étroits, souvent il fallait se baisser pour progresser, veiller à ne pas heurter quelque chose, évoluer dans une enveloppe resserrée. J’ai récemment éprouvé à nouveau cette sensation en visitant, avec mon fils de 5 ans, l’Argonaute, un sous-marin statufié au beau milieu du parc de la Villette. Un autre de ces lieux-cadavres où il est permis de se faufiler. Au bout d’un moment, durant lequel la merveilleuse sonorité ravélienne qui imprégnait ma personne s’était continûment recroquevillée, raidie, comme frappée de dessiccation, nous atteignîmes une partie plus profonde de la maison, les pièces les plus intimes : la chambre à coucher et la salle de bains. Je crois bien que ce fut de voir la boîte circulaire de crème RazVite au-dessus du lavabo qui acheva d’exclure ma symbiose avec Ravel de la félicité sans tache où elle s’était maintenue jusque-là.

J’avais 21 ans, et j’entrevoyais soudain péniblement à quel point la musique, si inouïe fut-elle, était une chose faite à partir de simples organes voués eux-mêmes au pourrissement. La musique ne conjurait pas la mort, et je compris à cet instant que je m’étais innocemment laissé gagner à le croire. Je vis se profiler dans la même seconde la portée d’une telle croyance et son anéantissement brutal. À l’intérieur de la chambre, le soleil filtrait à peine à la faveur de quelques orifices ciselés dans les volets clos. Si je me souviens bien : de petites étoiles. Ces volets simulaient le ciel nocturne au moyen de la lumière du jour. Une surface trompeuse. Une fenêtre paradoxale. « C’est lui qui les a arrangés comme ça » nous dit la petite dame en forme de Ravel. Au retour, dans le train qui nous ramenait à Paris, mes amis et moi, si gais lors de l’aller, ne pûmes échanger un seul mot. Un puissant malaise nous tenait en suspens. Nous ne rompîmes la sidération, plus tard, que pour nous disputer assez durement avant de nous séparer fâchés. Mais qui donc avait eu cette idée sordide ?


samedi 10 mai 2014

Sermon dansé



« Jamais je n’ai vu ni entendu chez aucune créature vivante, grande ou petite, une joie de vivre aussi courageuse, vigoureuse, aiguë, insouciante. L’existence de ce clown aux pattes rouges, qui est le plus joyeux enfant des montagnes, paraît s’écouler dans la gaieté pure et concentrée. L’écureuil de Douglas est l’unique créature vivante que je puisse lui comparer, sous le rapport de la jovialité exubérante, turbulente et irrépressible. Je m’émerveille de voir ces sublimes montagnes ainsi égayées et réjouies par un petit être aussi étrange. On dirait que la Nature fait, par son entremise, une pichenette à tout l’abattement et à toute la mélancolie du monde, en poussant un hip-hip-hip hourra ! de gamin. Je ne comprend absolument pas comment cet insecte produit son bruit de crécelle. Posé sur le sol, il n’émet pas le moindre son, non plus qu’en volant simplement d’un endroit à un autre ; on l’entend uniquement lorsqu’il décrit les paraboles dont j’ai parlé, en sorte qu’on a l’impression que le mouvement est nécessaire au bruit, car plus le plongeon est vigoureux, plus les éclats joyeux de la crécelle sont énergiques. J’ai tenté d’observer ma sauterelle de tout près, lorsqu’elle se reposait entre deux séries de cabrioles, mais elle ne s’est pas laissé approcher, repliant aussitôt ses longues jambes afin de s’enfuir d’un bond, sans me quitter des yeux. Le beau sermon que m’a dansé cette petite bestiole sur le North Dome, un endroit bien fait pour s’attendre à être sermonné par les pierres, mais pas par les sauterelles ! Car c’est une chaire vaste et imposante pour un si petit prédicateur. On ne risque pas de déceler la moindre faiblesse dans les genoux du monde, tant que la Nature est capable de faire bondir une telle crécelle. À mon avis, l’ours lui-même n’a pas su exprimer la santé, la force et le bonheur des animaux sauvages avec autant d’éloquence que ce comique petit insecte. Pas le moindre nuage de souci dans sa journée, pas d’hiver de déplaisir en vue. Pour lui chaque jour est un jour de fête ; et quand enfin son soleil se couche, j’imagine qu’il doit se pelotonner sur le sol de la forêt et mourir comme les feuilles et les fleurs, sans laisser derrière lui le moindre reste peu engageant réclamant une sépulture. » 

John Muir, Un été dans la Sierra

(1910, d’après un journal tenu en 1869)




vendredi 2 mai 2014

Blocs de temps magnifiques



« Ce fut, me semble-t-il, au cours de ma quinzième année [soit en 1853, alors que Muir travaille durement comme garçon de ferme dans le Wisconsin] que je me pris d’une véritable passion pour la bonne littérature, jusqu’à baiser la page de mes vers favoris, mais je n’avais pour lire qu’un temps désespérément court, même les soirs d’hiver, à peine quelques minutes volées par-ci par-là. La règle de mon père était stricte : au lit sitôt après la prière en famille, laquelle était d’ordinaire achevée à huits heures en hiver. J’avais pour habitude de m’attarder à la cuisine avec un livre et une bougie après que le reste de la famille avait quitté la pièce, et je m’estimais bien heureux si j’arrivais à grappiller cinq minutes de lecture avant que mon père ne vît la lumière et ne me dît d’aller me coucher — un ordre auquel j’obtempérais, bien sûr, immédiatement. Mais chaque soir j’essayais de subtiliser quelques minutes, toujours de cette façon, et le prix qu’elles avaient pour moi, peu de gens aujourd’hui peuvent l’imaginer. Sur un hiver entier, mon père manqua peut-être deux ou trois fois de prêter attention à ma lumière avant qu’il se fût passé dix minutes — blocs de temps magnifiques, enchantés, dont le souvenir me reste aussi long que des vacances ou des ères géologiques ! Un soir que je lisais une histoire de l’Église, mon père, qui était ce jour-là particulièrement irascible, me cria sur un ton cassant : “John, va te coucher ! Faut-il que je te dise chaque soir d’aller au lit ? Je ne tolère aucun écart dans la famille ; tu dois y aller en même temps que les autres et sans que j’aie à te le dire.” Puis après réflexion, comme s’il jugeait que ses paroles et son ton étaient trop sévères pour une faute aussi pardonnable que celle de lire un livre religieux, il ajouta imprudemment : “Si tu as envie de lire, lève-toi le matin. Tu es libre de te lever aussi tôt que tu veux…” Je me mis au lit ce soir-là en souhaitant de tout mon cœur, de toute mon âme, que quelqu’un ou quelque chose me tire de mon sommeil pour que je puisse profiter de cette extraordinaire indulgence ; or le lendemain matin, pour mon agréable surprise, je m’éveillais avant même que mon père vînt m’appeler. Après avoir travaillé tout le jour dans les bois sous la neige, un garçon dort profondément, mais ce matin glacial je bondis de mon lit comme à un signal de trompette et descendis l’escalier quatre à quatre, sans presque sentir mes engelures, impatient de savoir combien de temps j’avais gagné ; et quand j’approchais ma chandelle de la pendule posée sur une console à la cuisine, je vis qu’il était une heure du matin. J’avais gagné cinq heures, presque une demi-journée ! “Cinq heures à moi, me dis-je, cinq grandes, cinq énormes heures !” Je ne vois guère, durant ma vie, d’autre événement ou d’autre découverte qui m’ait donné une joie aussi enivrante, aussi étourdissante, que d’avoir à disposition ces cinq heures glaciales. » 

John Muir, Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1913)



Un thon sur la jaquette




[À Pyke Johnson Jr., le 15 mars 1959] 

Maintenant, passons au papillon de la page de titre, il a la tête d’une tortue naine, et les motifs de ses ailes sont ceux de la banale Piéride du Chou (tandis que l’insecte de mon poème est clairement décrit comme appartenant à un groupe de petits papillons bleus au revers des ailes ponctué), ce qui n’a pas plus de sens dans le cas présent qu’il y en aurait à dessiner un thon sur la jaquette de Moby Dick. Je veux être bien clair et franc : je n’ai rien contre la stylisation mais je m’élève catégoriquement contre l’ignorance stylisée. 

Nabokov, Lettres choisies 1940-1977



jeudi 1 mai 2014

À questions stupides







[de Mme Vladimir Nabokov à Ernest Kay, de Time and Tide, une publication londonienne, qui “avait demandé à V. N. comment il écrivait, quand il écrivait, où il écrivait, et comment il trouvait l’inspiration”, le 3 mars 1964] 

Cher Monsieur, 
Mon mari m’a demandé de vous envoyer ses réponses à vos questions du 27 décembre :
 
1. Avec un crayon
 
2. N’importe quand
 
3. N’importe où
 
4. Elle me trouve