mardi 30 septembre 2008

Les scrupules de l'écrivain Flaubert





« Janine Dakyns, qui demeurait dans une ruelle proche de l’hôpital, avait fait ses études à Oxford. Partant toujours du détail obscur, jamais de celui qui saute aux yeux, elle avait acquis au fil des ans une connaissance intime de la littérature française du XIXe siècle et, en particulier, de Flaubert qu’elle prisait par-dessus tout et dont elle me citait, dans les circonstances les plus diverses, extraits d’une correspondance comprenant des milliers de pages, des passages qui ne manquaient jamais de me plonger dans l’étonnement. Hormis cela, elle avait tenté, elle qui atteignait souvent un stade d’exaltation presque inquiétant au fur et à mesure qu’elle exposait ses idées, de sonder, en leur accordant toute son attention personnelle, les scrupules de l’écrivain Flaubert : une peur du faux, disait-elle, qui le clouait parfois durant des semaines, voire des mois sur son canapé, tourmenté par la crainte de ne plus jamais pouvoir jeter, sans se compromettre irrémédiablement, ne serait-ce qu’une demi-ligne sur le papier. Dans ces moments-là, disait Janine, non seulement il lui semblait totalement exclu de se remettre à écrire mais il était convaincu, en outre, que tout ce qu’il avait écrit jusque-là ne constituait qu’une succession de fautes et de mystifications aux conséquences incalculables. Janine affirmait que les scrupules de Flaubert étaient alimentés par l’abêtissement en perpétuel progrès qu’il n’avait eu de cesse d’observer autour de lui et qui était en passe, croyait-il, de s’attaquer à sa propre tête. C’était, aurait-il déclaré un jour, comme si l’on s’enfonçait dans le sable. Et sans doute cela expliquait-il, comme le pensait Janine, l’irruption si hautement significative du sable dans tous les ouvrages de Flaubert. Le sable y régnait en maître. Les rêves de Flaubert, disait Janine, étaient traversés sans cesse par de formidables nuages de poussière qui se soulevaient au-dessus des plaines desséchées du continent africain, se déplaçaient vers le nord, à travers la Méditerranée et la péninsule ibérique, et retombaient à un moment ou à un autre, comme une pluie de cendres, sur le jardin des Tuileries ou sur un faubourg de Rouen, ou encore sur une petite ville de Normandie, et se frayaient passage à travers les plus minces interstices. Dans un grain de sable pris dans l’ourlet d’un costume d’hiver d’Emma Bovary, dit Janine, Flaubert a vu le Sahara tout entier, et la moindre poussière pesait autant à ses yeux que la chaîne de l’Atlas. »
 

W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne 
(Die Ringe des Saturn, 1995) 
traduction de Bernard Kreiss



vendredi 26 septembre 2008

S'abstenir de prononcer des conférences




« Ma grand-mère regardait cela, et soudain elle aperçut un dirigeable. Il survolait la route qui menait au front. C’était un objet militaire d’avant-garde, couleur de mercure, superbement bizarre, ennemi. Quand il surplombait leurs lignes, les Russes tiraient dessus, mais sans succès. Les officiers qui le scrutaient avec des jumelles distinguaient dans l’habitacle un homme courbé qui orientait vers eux un appareil à l’optique puissante, et ensuite reportait des indications sur des cartes d’état-major. Cet homme avait les yeux clairs et un front légèrement dégarni. Il s’appelait Cornelius Pfitzmann. Comptant sur son sens de l’observation rigoureuse, scientifique, les militaires lui avaient confié une mission de renseignement, alors que ses aptitudes à la navigation aérienne n’avaient pas été confirmées par une pratique soutenue ; en réalité, il s’agissait de son premier vol. Dans le civil, sa spécialité était la zoologie ; les chauves-souris, tout spécialement, le passionnaient, ainsi que certains sous-ordres de primates dont il espérait étudier la morpholgie et les moeurs après la guerre, s’il survivait. Il survécut. Il a toute ma sympathie, on comprendra pourquoi en parcourant les quelques lignes qui constituent sa biographie. J’aurais aimé introduire ici un épisode sentimental entre ma grand-mère et lui, mais le dirigeable flottait à une altitude qui interdisait toute relation, fût-elle platonique […] 

À Moscou, Cornelius Pfitzmann n’eut pas le temps de visiter les hauts lieux du tourisme de masse. Tout au plus réussit-il à tournailler une demie-heure devant la statue de Dzerjinski, place Dzerjinski, car il était arrivé en avance à la convocation que les Organes lui avaient remise. On perd sa trace, puis on le retrouve en Extrême-Orient, où il contribue au déboisement. Il a vieilli. Ses passions se sont émoussées ; la zoologie le captive moins. Le soir, il s’abstient de prononcer des conférences sur la faune locale, il s’allonge et il préfère essayer de s’endormir. Finalement, un matin, un mélèze scié de travers se déséquilibre dans une direction imprévue, et Pfitzmann sent qu’il est sur la trajectoire. Il comprend que, s’il ne bondit pas sur le côté, il sera réduit en bouillie. Et il ne s’écarte pas. »

Antoine Volodine, Vue sur l'ossuaire (1997), p. 55-57



jeudi 25 septembre 2008

Présente et incarnée




[Schumann, Le Paradis et la Péri, n°8]



« Car la musique est un plaisir intellectuel ou un plaisir sensuel suivant le tempérament de celui qui l’écoute […] La plupart des gens commettent l’erreur de supposer que c’est l’oreille qui les met en communication avec la musique et que, par conséquent, ils en subissent les effets de manière purement passive. Mais il n’en est rien ; c’est par la réaction de l’esprit aux indications de l’oreille (la matière venant par les sens, la forme venant de l’esprit) que le plaisir s’élabore ; et voilà comment il se fait que des gens doués d’une oreille également bonne diffèrent tant à cet égard. Or l’opium, en accroissant considérablement l’activité générale de l’esprit, accroît nécessairement ce mode particulier d’activité qui nous permet d’échafauder, à partir des matériaux bruts des sons organiques, un plaisir intellectuel élaboré. “Mais, me dit un ami, une succession de sons musicaux, c’est pour moi comme autant de caractères arabes, je ne puis y attacher aucune idée. ― Des idées, mon bon monsieur ! elles n’ont que faire ici : la seule espèce d’idées que l’on puisse rencontrer en pareil cas s’exprime en termes de sentiments.”
Mais c’est là un sujet étranger à mon présent propos : il suffit de dire qu’un choeur d’harmonie élaborée, par exemple, déployait devant moi ainsi que dans une tapisserie toute ma vie passée, non comme évoquée par un effort de mémoire, mais comme présente et incarnée dans la musique ; non plus douloureuse à contempler, mais ses détails accidentels abolis ou fondus dans quelque abstraction brumeuse ; et ses passions exaltées, spiritualisées et sublimées. Tout cela, on pouvait l’avoir pour cinq shillings. » 


Thomas de Quincey, Les confessions d’un mangeur d’opium anglais (1822) 

traduction (1962) de Pierre Leyris


mercredi 24 septembre 2008

Leader taciturne




« Il existe un disque de John Coltrane, enregistré avec son quartette dans un club new-yorkais. Dans l’un des morceaux, le pianiste, le bassiste, le batteur ménagent une brève introduction destinée à préparer l’envol du saxophone. Coltrane reste muet. Les musiciens continuent, manifestement déconcertés par ce caprice, d’autant qu’il s’agit d’un morceau familier de leur répertoire, où ils peuvent facilement prévoir leurs réactions réciproques, où l’improvisation n’intervient d’ordinaire qu’un peu plus tard. Ils brodent, Elvin Jones s’offre un solo puis, ayant musardé, tous trois rejouent une phrase qui ne peut pas ne pas introduire le ténor. Le silence se poursuit. L’enregistrement même donne le sentiment physique de cette béance, de la surprise des trois musiciens qui, on le parierait, regardent Coltrane impassible. Pendant dix minutes, ce n’est qu’une suite de préludes, de situations propices à l’entrée du leader, si vite enchaînés qu’il n’y a plus un instant, une note qui ne soit en suspens, qui ne le réclame. La salle participe à cette attente, crie “Coltrane, Coltrane !” et Coltrane, son saxophone à la main, pesant sur la bretelle, ne bouge pas. Peut-être le porte-il à sa bouche, éveillant un espoir aussitôt déçu. 
D’après les bruits de fond, les mouvements sonores qui parcourent l’assistance, les figures même qu’inventent les trois autres musiciens, on peut imaginer les attitudes, l’expression du leader taciturne. Occupés à la fois à préparer l’entrée la plus sensationnelle et à profiter de cette éclipse pour faire valoir leurs talents de solistes, Elvin Jones, McCoy Tyner et Jimmy Garrison rivalisent de trouvailles et, à qui a entendu ce morceau, il est impossible de croire que l’économie en a été préméditée, que leur étonnement ne va pas croissant. Après dix minutes, tous trois mettent insensiblement fin à cette suite ininterrompue d’introductions et décident, on le sent bien à la manière dont McCoy ouvre son solo, de faire de la musique tout seuls. Par un revirement qui peut paraître à son tour un hommage et un défi à Coltrane, ils ferment toutes les issues de leur discours. Celui-ci devient alors aussi clos qu’il était ouvert quelques instants auparavant. Toute l’invention qui appelait l’irruption du soliste s’emploie à l’interdire, à surveiller les interstices par où il pourrait se glisser. A la sollicitation insistante et imaginative succède une autarcie qui n’exige d’eux pas moins d’imagination mais plus de vigilance. Et, au milieu de ce flux musical tout entier acharné à l’exclure, Coltrane finit par entrer, par lancer une seule phrase, immense, d’une déchirante beauté, une de ces phrases qui, plus qu’elles ne seraient définies par eux, permettraient de définir les mots d’ampleur, de plénitude, d’envol. Toute l’intuition des autres leur dicte alors de superposer à cette phrase unique un cataclysme sonore qui, sans la couvrir, met une fin péremptoire au morceau, dans un frémissement de cymbales coupé net au moment où Coltrane s’arrête, à bout de souffle. » 

Emmanuel Carrère, L’Amie du jaguar, p. 155-156



samedi 20 septembre 2008

Un sermon se fait avec des sons




« La secte Fuke du bouddhisme zen, dont l’origine est très obscure, a contribué au développement du shakuhachi en assimilant le répertoire du hitoyogiri, qui a fini par devenir celui du seul shakuhachi. Il semble que des rônin, guerriers privés de maître, se soient regroupés en une pseudo-secte religieuse pour échapper au contrôle du gouvernement des Tokugawa. Ils auraient ainsi amalgamé la légende de Fuke, moine zen du IXe siècle qui demandait l’aumône en agitant une clochette, et la coutume japonaise des moines itinérants, komosô, qui mendiaient en jouant du shakuhachi. Toujours est-il qu’ils prennent le nom de komusô et se donnent pour des moines zen, en quête de la vacuité absolue ou kôku, au-delà des sons musicaux du shakuhachi (...) assimilant la pratique instrumentale à la pratique de la méditation. En 1670, la secte Fuke obtient la protection du gouvernement des Tokugawa et le shakuhachi devient ainsi l’apanage des komusô. Ces moines itinérants répandent des devises telles que : “la religion, c’est la musique”, “le souffle de la flûte est la voix de l’illumination", ou encore “un sermon se fait avec des sons”. »

 

Akira Tamba (notice du CD L’art du shakuhachi, Ocora Radio France, 1997)





mardi 16 septembre 2008

Il semble qu’il n’y ait pas de remède





« Cette prédilection inchangée pour Hebel, Keller et Walser m’a inspiré l’idée de leur rendre hommage avant qu’il ne soit peut-être trop tard. D’autres circonstances ont fait que sont venus s’y rajouter Rousseau et Mörike, dont il s’est avéré qu’ils ne déparaient pas l’ensemble. Le recueil couvre à présent une période de presque deux cents ans, et l’on remarquera que sur cette longue période le trouble du comportement a fort peu changé, qui pousse à transformer en mots tout ce qu’on éprouve et, avec une sûreté surprenante, à passer à côté de la vie. Ce qui m’a le plus étonné, dans les considérations que j’ai pu faire à ce sujet, c’est la terrible opiniâtreté des hommes de lettres. Il semble qu’il n’y ait pas de remède au vice de l’écriture ; ceux qui y ont succombé continuent de s’y adonner même lorsque l’envie d’écrire les a quittés depuis longtemps, même lorsqu’ils sont arrivés à l’âge critique où l’on court le risque, ainsi que le note Keller à l’occasion, de sombrer du jour au lendemain dans le crétinisme, même lorsqu’on n’aspire plus à rien d’autre qu’à pouvoir enfin arrêter le mouvement des rouages dans sa tête. Rousseau, qui, réfugié sur l’île de Saint-Pierre — il a alors cinquante-trois ans —, voudrait déjà s’arrêter de sans cesse réfléchir, continuera d’écrire jusqu’à sa mort. Mörike apporte des retouches à son roman alors que cela n’en vaut plus la peine depuis bien longtemps. Keller démissionne de ses fonctions à cinquante-six ans pour se consacrer entièrement à la littérature et Walser ne peut se délivrer de la contrainte d’écrire qu’en se mettant pour ainsi dire lui-même sous tutelle. A considérer la rudesse de cette décision, il m’est apparu extrêmement émouvant d’entendre, il y a quelques mois, dans un film réalisé par la télévision française, un ancien gardien de l’asile d’Herisau nommé Josef Wehrle déclarer que Walser, bien qu’il se fût totalement détourné de la littérature, avait toujours dans la poche de son gilet un reste de crayon et des bouts de papier prédécoupés sur lesquels il n’était pas rare qu’il note ceci ou cela. Mais dès qu’il se croyait observé, poursuivait Wehrle, il s’empressait de faire disparaître le tout comme s’il avait été surpris en train de faire quelque chose d’interdit ou même d’inavouable. Ecrire est de toute évidence une activité dont on ne se défait pas aussi facilement, même quand elle vous est devenue détestable ou impossible. Du point de vue de celui qui écrit, il n’est presque pas d’arguments à avancer pour sa défense, tant elle est peu gratifiante. 

Peut-être serait-il réellement mieux de se contenter d’écrire, comme Keller en avait l’intention à l’origine, un petit roman sur la carrière tragiquement avortée d’un jeune artiste, avec une fin qui aurait la noirceur du cyprès et ensevelirait tout, puis de poser la plume. Les lecteurs, il est vrai, y perdraient beaucoup, car les pauvres écrivains prisonniers de leur monde de mots leur ouvrent parfois des perspectives d’une beauté et d’une intensité que la vie elle-même n’est guère en mesure de leur faire connaître. »

 

W. G. Sebald, Avant-propos des Séjours à la campagne (1998)



samedi 13 septembre 2008

S'il faut rire ou pleurer



“La musique devrait être réservée aux couches supérieures. En grande quantité, elle a des effets crétinisants sur la masse. Aujourd’hui, on la sert déjà dans chaque pissoir. Mais l’art doit rester un présent rare, quelque chose à quoi les petites gens puissent aspirer comme au ciel. Il ne faut pas que l’artiste se complaise dans le cloaque. C’est une erreur, outre que c’est d’un mauvais goût effroyable. Sympathie, grâce, élévation sont les éléments dont l’art ne saurait se passer. — En ce qui me concerne, la musique ne me manque pas tant que je suis dans mon état normal. Je lui préfère une conversation amicale. Mais à Berne, à l’époque où j’étais amoureux de deux serveuses, j’avais la nostalgie de la musique et lui courais après comme un possédé.”


 

À côté de l’établissement thermal Jakobsbad se dresse une bâtisse baroque qui fait penser à un cloître, probablement un asile de vieillards. Moi : “On entre pour voir ?” — Robert : “C’est sûrement beaucoup plus joli de l’extérieur. Il ne faut pas chercher à percer tous les secrets. C’est une conviction qui m’a guidé ma vie durant. N’est-il pas merveilleux que tant de choses, au cours de notre existence, demeurent mystérieuses et inaccessibles, comme cachées derrière des murs couverts de lierre ? Cela leur donne un charme indicible mais qui se perd chaque jour davantage. Aujourd’hui, tout est devenu objet de convoitise, de brutale prise de possession.”

 




Pour finir, nous allons dans une pâtisserie où il prend un plaisir non dissimulé à dévorer six tartelettes à la file. Faisant sans doute allusion à sa maladie, il déclare au moment où nous prenons congé l’un de l’autre : “Il faut aussi qu’il y ait des désagréments dans la vie d’un homme afin que le beau se détache dans toute sa plasticité de ce qui n’est pas beau. Les soucis sont nos meilleurs éducateurs.”


 
À ma surprise, il se met à parler en chemin de son séjour à l‘hôpital : “Je me plaisais beaucoup dans ma chambre de malade. Rester couché comme un arbre abattu, sans avoir à bouger le petit doigt. Tous les désirs s’endorment comme des enfants las de jouer. On se sent comme dans un monastère ou comme dans l’antichambre de la mort. Pourquoi me laisser opérer ? J’étais assez bien comme cela. Il n’y avait guère que lorsqu’on servait à manger aux autres malades et pas à moi que je l’avais mauvaise. Mais cette réaction également tendait à s’estomper. — Je suis convaincu qu’Hölderlin, durant les trente dernières années de sa vie, n’était pas si malheureux que les professeurs de littérature se plaisent à nous le dépeindre. Pouvoir rêvasser tranquillement dans un coin sans avoir constamment des devoirs à remplir, ce n’est certes pas un martyr. Sauf que les gens croient que c’en est un !”


 

Il parle du réconfort que vous procure la “maîtrise drôlatique” d’un Charles Dickens ou d’un Gottfried Keller à la lecture desquels on se demande toujours s’il faut rire ou pleurer. Il s’agit là, selon lui, d’un signe distinctif du génie. J’interviens : “Quand on lit du Walser, c’est aussi très exactement ce que l’on se demande.” Il s’arrête brusquement sur la chaussée et déclare d’un air grave, presque consterné : “Non, non ! Je dois vous prier instamment de ne plus jamais citer mon nom à la suite de celui de maîtres de cette envergure. Ni même de le chuchoter. J’ai envie de disparaître sous terre, comprenez-vous, lorsque mon nom est cité en pareille société.”


 



Le ciel est sans nuages, ce matin, le froid coupant. Dans le hall de la gare, nous nous demandons où aller aujourd’hui. Robert, sans pardessus, mains et joues d’un rouge bleuté, le menton hérissé de poils blancs, me demande d’un air mi-figue mi-raisin : “Vous avez concocté un programme en cours de route ?” — “Pas du tout !” — “Qu’est-ce que vous diriez d’Appenzell ? Non, ce serait trop pour aujourd’hui ! Voulez-vous que nous allions dans les hauteurs ? Ou alors, à Saint Gall ?” — Moi : “Vous avez envie d’aller en ville ?” — “A vrai dire, oui !” — “Dans ce cas, en avant !” — Robert, après quelques pas : “Ralentissons, voulez-vous ? Ne courons pas après la beauté. Qu’elle nous accompagne plutôt, comme une mère qui marche à côté de ses enfants.”

 



Il réagit vivement, comme sous la morsure d’un serpent, quand je lui dis : “Comment pouvez-vous parler de vous comme d’un écrivain raté ? Le succès se mesure-t-il donc au poids des ouvrages produits par un poète ? Si vous saviez combien de gens, aujourd’hui encore, parlent avec enthousiasme de vos livres !” — “Silence, silence !” l’entends-je gémir dans le brouillard. “Comment pouvez-vous dire des choses pareilles ! Vous n’espérez tout de même pas que je vais croire à vos pieux mensonges !” Au même instant, un cavalier passe au galop sur un gros cheval — peut-être le vétérinaire de la commune — et disparaît rapidement tel un fantôme.
 

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser



vendredi 12 septembre 2008

Des gens simples comme nous




Il n’est pas loin de midi. En chemin, tandis que nous marchons d’un pas allègre, je dis enfin à Robert (cela me démange depuis longtemps mais je voulais attendre le moment propice de manière à ne pas le choquer) que sa soeur Lisa, hospitalisée à Berne dans un état désespéré, a formulé le voeu que Robert lui rende visite en ma compagnie. Elle désire voir une dernière fois son frère avant de mourir. Il proteste aussitôt avec une extrême vigueur : “Eh, mais qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ! Je ne peux et ne veux plus mettre les pieds à Berne après en avoir été pratiquement chassé. C’est une question de point d’honneur. Et puis je suis à présent rivé à Herisau ; j’y ai des devoirs quotidiens que je ne veux en aucun cas négliger. Surtout ne pas me faire remarquer, ne pas troubler l’ordre de l’hospice ! Je ne peux pas me le permettre... Et puis, vous savez : je suis sourd à ce genre de désirs sentimentaux. Ne suis-je pas malade, moi aussi ? N’ai-je pas besoin de ma tranquillité ? En pareil cas, le mieux est de rester tout seul. Je n’ai pas voulu autre chose lorsqu’on m’a interné à l’hôpital. Des gens simples comme nous doivent se tenir aussi tranquilles que possible dans une telle situation. Et je devrais à présent cavaler avec vous jusqu’à Berne ? Vous voudriez que j’aie honte ? Nous serions là, plantés comme deux piquets devant la pauvre Lisa, avec pour seul résultat de la faire encore éventuellement pleurer. Non, non, j’aime beaucoup Lisa mais je ne suis pas disposé à céder à ce genre de sensiblerie féminine ! Il convient que nous nous promenions ; vous n’êtes pas de cet avis ?” — Moi : “Mais Lisa va mal, très mal. Peut-être ne la reverrez-vous jamais... !” — “Eh bien, nous ne nous reverrons donc jamais. Tel est le destin des êtres humains. Je devrai mourir seul, un jour, moi aussi.” 

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser (1977)



mercredi 10 septembre 2008

Quelque chose de las de vivre


Pièce en chambre 

Je connais un écrivain qui, après s’être vainement évertué pendant plusieurs semaines à trouver un sujet convenable, finit par avoir la plaisante idée d’entreprendre un voyage exploratoire sous son lit. Le résultat de cette expédition téméraire et périlleuse fut cependant, ainsi que n’importe qui eût pu le lui prédire en le voyant faire, égal à zéro. 



Désappointé et découragé, notre aventurier dut se relever du parquet sur lequel il s’était jeté, non sans le regret assez cuisant de n’avoir déniché aucun sujet de texte intéressant et digne de ce nom. “Que faire, à présent, et comment diable assurer mon maigre et frugal pain quotidien ?” se demandait-il, dévoré d’inquiètude et d’appréhension. Et comme il se creusait ainsi la tête pour trouver une issue aux ténèbres mentales qui l’environnaient, il découvrit soudain juste sous son nez un spectacle si singulier, si captivant, que de sa vie il n’eût osé rêver pareille aubaine. En effet, sur la cloison, qui était grise, noire et tachée de moisi, pointait un vieux clou rouillé auquel était suspendu un parapluie. “Que vois-je”, s’écria d’une voix sonore et joyeuse l’écrivain tout réjoui, “mais c’est incroyable. Par l’immortalité de mon âme : j’ai déniché le thème le plus beau et le plus profond.” 


Sans réfléchir une seule minute, ni prendre le temps de fourrager consciencieusement dans ses cheveux, ainsi qu’il aimait tant à le faire avant de se mettre au travail, il alla droit à sa table à écrire, s’assit, prit la plume et plein d’ardeur, griffonna à la hâte les lignes suivantes : “J’ai vu une chose inouïe, une chose, à sa manière, magnifique. Je n’ai pas eu à chercher loin. La pièce se jouait tout près. J’étais dans ma chambre, plongé dans mes pensées. Tout à coup j’ai aperçu quelque chose de las de vivre qui était accroché à quelque chose de rassasié de jours. C’était un vieux clou fatigué, déjà presque à moitié tombé de son trou, qui ne le retenait pas bien, et à ce clou, pendait un vieux parapluie usé, presque aussi vieux.
 De voir une vieillerie minable cramponnée à une autre vieillerie minable, de voir et d’observer une caducité accrochée à l’autre caducité, tels deux mendiants qui, prêts à mourir d’une minute à l’autre, s’étreignent dans un désert glacé et sans espoir afin de tomber étroitement enlacés. De voir comment un faible dans sa faiblesse soutenait un autre faible avant de s’effondrer lui-même dans un épuisement total, de voir ce malheureux dans son pitoyable malheur, offrir encore à l’autre malheureux son soutien dérisoire, ne fût-ce que jusqu’à son propre et complet effondrement : voilà qui m’a profondément ému et bouleversé, et je n’ai pas voulu tarder à le noter ici.” L’écrivain s’arrêta. Pendant qu’il écrivait, sa main s’était raidie de froid ; car il n’avait pas de quoi chauffer sa chambre. Dehors, un vent glacé de décembre balayait les rues de la capitale. Notre écrivain considéra longuement, mécaniquement, ce qu’il venait d’écrire, appuya sa tête sur sa main et soupira. 

Robert Walser, Vie de poète (1917) 






Après un silence : “Le talent poétique le plus remarquable est souvent celui qui se passe de toute action et se déploie dans le cadre étroit d’un milieu régional. Je me méfie d’emblée des écrivains qui excellent dans l’action et n’ont pas assez du monde entier pour mettre en scène leurs personnages. Les choses du quotidien sont assez belles et riches pour qu’on puisse en tirer des étincelles poétiques.”
 

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser (1977)



samedi 6 septembre 2008

S'il suffisait de la joie




« A côté de mon engagement proprement dit, je peins, comme tu le fais ou pourrais le faire en poésie, d’après nature. Je sors à l’air libre, je me remplis les yeux du divin spectacle de la nature, je rapporte à la maison quelque impression profonde, ou un projet de tableau ou de canevas, afin de mener à bien ma réflexion en chambre, en sorte que ma peinture est moins une peinture d’après nature qu'une peinture après nature. La nature, mon cher frère, est grande d’une façon tellement mystérieuse et tellement inépuisable qu’au moment même où l’on s’en réjouit, on en souffre déjà ; mais je m’aperçois qu’il faut bien se résoudre à ce qu’il n’y ait peut-être aucun bonheur au monde où il n’entre quelques atomes de douleur, bref, je veux te dire et me dire par là, simplement, que je mène un dur combat. Des mélodies se marient aux couleurs que l’on voit dans toute la nature environnante. Et viennent encore s’y ajouter nos pensées. 


En outre, tu voudras bien garder à l’esprit que tout varie sans cesse, à chaque heure du jour, matin, midi et soir, et que l’air en soi est déjà quelque chose de très singulier, d’étrange, de fluide, qui baigne toutes choses, qui revêt n’importe quel objet d’une foule d’aspects déconcertants, et qui métamorphose les formes comme par enchantement. Imagine à présent le pinceau et la palette, toute la lenteur de l’outil, du labeur artisanal grâce auxquels le peintre impétueux, impatient, est censé happer les mille beautés singulières, vagues, éparpillées ici et là et qui souvent ne font qu’effleurer le regard, afin de les enfermer dans quelque chose de solide, de durable, de les recréer en images vivantes, fulgurantes, jaillissant avec puissance du plus profond de l’âme du tableau : alors tu comprendras ce combat, alors tu comprendras qu’il y ait tremblement ! 


Ah, s’il suffisait de l’amour que nous ressentons, s’il suffisait de la joie, de l’idée satisfaite, séduisante, et d’une simple aspiration, s’il suffisait de désirer ardemment, de bon cœur, s’il suffisait d’une pure et béate contemplation. Laisse-moi t’embrasser, et porte-toi bien. Une chose est sûre : à l’un et à l’autre, à toi, le poète à tant qu’à moi, le peintre, il nous faut de la patience, du courage, de la force et de la persévérance. Vingt fois, trente fois encore, porte-toi bien, garde-toi des rages de dents, reste à peu près solvable et écris-moi une lettre si longue qu’il me faudra toute une nuit pour la lire. » 

Robert Walser, Lettre d'un peintre à un poète
in Vie de poète (Poetenleben, 1917)



lundi 1 septembre 2008

Prompt le non redit oui




Je sens, moi ! Sentir pense vif.

Il sait exactement la chose

en tout point. Oui, pardonnez-moi,

sentir se figure une chose

plus noblement que la pensée.

En lui, pauvre de jugement,
juger juge plus vif, plus simple.

Je prise donc peu la pensée.
Pleine d’opinions et de poses,

elle ne fait que rabâcher.

Voilà, tels sont les faits, dit-elle,

Bornée en son mesquin verdict.

[…]

Oui, et pourtant non. Si j’étouffe

le oui, prompt le non redit oui […]
Non m’épuise. Oui a de la grâce.

Quoi que tu dises, je te crois.

[…]

La fin s’embrasse dans la fin

sans que le début soit fini.
 

Robert Walser, Blanche-Neige (Schneewittchen), 1902

traduction de Hans Hartje et Claude Mouchard