mardi 25 décembre 2012

Une image parfaite de la paix de Noël




"A la paisible matinée du 25 décembre succède le repas de midi, plus copieux que d’habitude en ce jour de fête. Robert mange de bon appétit dans le cercle des pensionnaires ; le cliquetis des fourchettes, cuillers et couteaux résonne comme une musique joyeuse à son oreille. Mais il a hâte d’arpenter la campagne. Chaudement vêtu, le voilà qui pénètre dans la lumière cristalline d’un paysage de neige. Devant l’hospice, il emprunte le chemin qui, par un sombre passage souterrain, le mène à la gare où il a si souvent attendu l’ami. Dans quelques jours, à Nouvel An très exactement, ils se promèneront de nouveau ensemble, qu’il fasse beau ou mauvais. Aujourd’hui, il est attiré par le Rosenberg sur lequel se dresse une ruine. Il y est déjà allé maintes fois, seul ou accompagné. De là-haut, on a une vue magnifique sur la chaîne des Alpes. Tout est si calme en ce début d’après-midi : de la neige, rien que de la neige, aussi loin que porte le regard. N’a-t-il pas écrit une fois un poème qui s’achève par ces mots : “La neige tombant du ciel rappelle une rose qui s’effeuille ?” Ce n’était peut-être pas un très bon poème ; mais il est vrai que c’est ainsi qu’un homme devrait s’effeuiller : comme une rose.


Le promeneur solitaire inspire à pleins poumons l’air limpide de l’hiver. Un air si consistant qu’on a presque l’impression qu’on pourrait le mastiquer. Il a laissé Herisau en contrebas. Ses usines, ses maisons d’habitation, les églises, la gare. Parmi les hêtres et les sapins, il grimpe vers le Shochenberg, sans doute un peu trop vite pour son âge. Son coeur qui bat la chamade le pousse plus loi, plus haut ; au sortir du Rosenwald, il se dirige vers la Wachtenegg, rejoint la crête ouest du Rosenberg d’où il gagnera, par une légère dépression, la colline d’en face. L’envie lui vient d’allumer une cigarette. Mais il résiste. C’est un plaisir qu’il se réserve pour plus tard, lorsqu’il se tiendra près de la ruine. — La pente menant à la dépression est assez raide. Il descend donc latéralement, pas à pas, sans se retenir aux buissons, vers la cuvette située à 860 mètres d’altitude où il compte se reposer un moment. Plus que quelques mètres et il se retrouvera sur le méplat. Il doit être maintenant environ treize heures trente. Le soleil brille d’un pâle éclat, comme une jeune fille un peu anémique. Rien de triomphal dans son rayonnement, plutôt quelque chose de tendrement mélancolique, d’hésitant, comme s’il était sur le point déjà d’abandonner à la nuit le charmant paysage.
Et voilà que soudain, son coeur marque un temps d’arrêt. Le promeneur est pris d’un vertige. Sans doute est-ce là un symptôme de l’artériosclérose dont le médecin lui a parlé un jour pour le mettre en garde et l’inciter à ne pas forcer l’allure pendant la marche. En un éclair, il se rappelle les crampes aux jambes qui l’ont surpris lors de promenades passées. Cela va-t-il se reproduire aujourd’hui ? Que ces choses-là sont donc désagréables et, qui plus est, si stupidement assommantes ! Mais — qu’est-ce que c’est ? Il tombe brusquement à la renverse, sur le dos, porte la main droite à son coeur et s’immobilise. L’immobilité de la mort. Le bras gauche repose le long du corps qui se refroidit rapidement. La main gauche est fermée comme pour écraser dans la paume la douleur aiguë, brève, qui a bondi sur le promeneur par surprise, ainsi qu’une panthère. La chapeau a roulé un peu à l’écart. La tête légèrement tournée sur le côté, le promeneur muet offre une image parfaite de la paix de Noël. Sa bouche est ouverte ; on dirait que l’air hivernal, pur et frais, pénètre encore en lui.


C’est ainsi que le découvrent un peu plus tard deux écoliers qui sont descendus à ski de la ferme “Burghalden”, éloignée de cent cinquante mètres à peine et appartenant à la famille Manser, afin de voir de plus près ce qu’il y avait là, dans la neige. Une femme est montée de la vallée avec son chien, pour rendre visite aux Manser en ce jour de fête ; elle leur a raconté en arrivant là-haut que son “Bläss” s’est montré singulièrement nerveux pendant la montée ; il n’a pas cessé d’aboyer, de tirer sur la laisse pour se précipiter en bas de la pente où gisait quelque chose de bizarre, d’inhabituel. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Allez donc jeter un coup d’oeil, les garçons !


Le mort couché dans la neige, au pied de la pente, est un poète qu’enchantèrent l’hiver et la danse légère et joyeuse des flocons — un authentique poète qui nourrit en son coeur d’enfant la nostalgie d’un monde de silence, de pureté et d’amour : Robert Walser.

" 

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser (1977), 
dernières pages







dimanche 23 décembre 2012

Une ultime maniaquerie


La Boule de Feu, une fois de plus, se retrouva seule à trois heures du matin dans sa fausse grande hacienda de North Rodeo Drive et, pour la dernière fois, elle gravit les marches de son escalier à la rampe en fer forgé dans sa robe en lamé argent (impayés, comme tout le reste).
 Sa chambre ressemblait à la Chapelle de Notre-Dame de Guadalupe en son jour de Bénédiction : des fleurs, des cierges partout — la pièce illuminée. Prête à recevoir la star. Elle griffonna quelques mots d’adieu sur un bloc-notes posé sur la table de nuit, près du téléphone en or blanc :

Harald,

Puisse Dieu te pardonner et me pardonner aussi, mais je préfère m’ôter la vie avec celle de notre enfant plutôt que de lui porter la honte ou de le tuer.
LUPE

[…] Elle ouvrit le flacon de Séconal qui attendait sur la table de nuit, porta le verre d’eau à ses lèvres, et avala les soixante-quinze petits billets pour l’Oubli. Elle s’étendit sur le lit de satin au pied du grand crucifix, les mains jointes sur la poitrine dans une dernière prière, ferma les yeux et imagina les photos en première page des éditions du lendemain : La Belle au bois dormant. Ainsi, bien sûr, que l’exclusivité de la scène d’adieu par Louella (1), en une, dans un encadré noir.
Dans l’Examiner du lendemain, en effet, Lolly décrivait la nature morte découverte à la Casa Felicias de North Rodeo Drive :

Lupe ne fut jamais plus belle qu’étendue là, comme endormie… Une vague sourire, celui des rêves secrets… Ressemblant à une enfant faisant sa sieste, comme une petite fille sage… Mais écoutez : voilà les toutous, Chops, Chips, qui grattent à la porte… Ils gémissent, ils pleurent… Ils veulent sortir jouer avec leur petite Lupita…

Aucune photo du lit de mort ne vint accompagner la prose de Parsons. La scène, en réalité, s’était déroulée différemment. 
Quand la domestique, Juanita, avait ouvert la porte de la chambre à neuf heures, le matin qui suivit le suicide (2), Lupe n’était pas là. Le lit était vide. L’arôme des bougies parfumées, les effluves des tubéreuses masquaient presque, mais pas tout à fait, une puanteur évocatrice des clochards des quartiers de Skid Row. Juanita constata la traînée de vomi qui partait du lit, et suivit la piste tachetée jusqu’à la salle de bains carrelée aux motifs d’orchidées. Elle y découvrit sa maîtresse, Señorita Velez, la tête enfoncée dans la cuvette des toilettes, noyée.
 La dose massive de Séconal n’avait pas été fatale de la manière attendue. Le somnifère avait réagi avec le dernier repas mexi-piquant de la Boule de Feu. L’action viscérale, son estomac retourné, avaient ranimé Lupe, étourdie. Prise de vomissements violents, une ultime maniaquerie l’avait conduite à tituber en direction du sanctuaire sanitaire de la salle de bains (3), où elle glissa sur le carrelage et plongea la tête la première dans son « Modèle Confort Onyx d’Égypte Vert Chartreuse à Chasse d’Eau Muette ».

Kenneth Anger, Hollywood Babylone (1975)



(1) Louella Parsons, reine des échotières de Hollywood, « arriviste haletante et authentique Paganini de la Sottise » selon Anger. 

(2) Soit le 14 décembre 1944.

(3) En français dans le texte. La traduction de Gwilym Tonnerre vient de paraître chez Tristram.



samedi 1 décembre 2012

Tout homme de lettres qui se respecte




« Je compose en effet moi-même des poèmes lyriques, car je soutiens que tout homme de lettres qui se respecte doit faire ses armes dans l'art d'être jeune ou amoureux. » 

R. Walser, lettre à la rédaction de la Frankfurter Zeitung, 
avril/mai 1927

mercredi 28 novembre 2012

Le plus grand péché





« Il faut tout trouver beau. Il ne faut rien vouloir fuir. » 

« Surtout, ne pas penser. Chère Lisa, voilà le plus grand péché qui soit. Plutôt la débauche que la tristesse. Dieu hait les tristes. Mais tout va si vite. On meurt si vite. Juste devenir idiot. Il y a quelque chose de merveilleux à devenir idiot. Mais il ne faut pas le vouloir, cela vient tout seul. » 

(R. Walser à sa sœur, automne 1904)



samedi 17 novembre 2012

Donc




Si un autre me ressemble, c’est donc que j’étais quelqu’un. 

Proust, Jean Santeuil



mardi 13 novembre 2012

dimanche 11 novembre 2012

Savoir merveilleux




« Ensuite je me suis réveillé

De bribes de rêves

Dont je ne me souvenais pas.

Le ciel était limpide,

La muraille s’est alors dressée

Et l’a séparé en deux.

Je n’entendais pas mes voisins

De la terre et je ne savais pas

S’ils étaient encore là

Ou s’ils s’étaient enfuis.
J’avais

Froid, mais les bouts de

Mes doigts bourdonnaient et brûlaient ; je ne

Serai pas — palpitaient-ils. Ils ronronnaient

De dix voix différentes, en un chœur

Gai et léger ; Un jour

J-e

Ne se-rai pas,  

Je ne se-rai pas !

Et du Je ne se-rai pas a jailli

Soudain au fond de moi ma

Raison d’être. J’ai su

À quel point

J’avais été,

Je l’ai su

Jusqu’au bout

Des doigts.  

Savoir merveilleux, souvenir

Merveilleux :

À quel point

J’avais été,

Et à quel

Point  

Je ne

Serais pas. »

David Grossman, Tombé hors du temps (2012)


traduit de l’hébreu par Emmanuel Moses



vendredi 9 novembre 2012

Les sons peu nombreux




"Car la plus belle musique, celle qui possède le plus d’effet sur nous, ne consiste pas dans l’exploitation maximale des sonorités. Le son le plus intensif n’est pas le plus intense : en accaparant complètement nos sens, en se constituant en pur phénomène sensoriel, la sonorité portée à son comble ne donne plus rien à attendre d’elle, et notre être en est aussitôt saturé. Au contraire, ce sont les sonorités les moins bien rendues qui sont les plus prometteuses dans la mesure même où elles n’ont pas été totalement exprimées, extériorisées, par l’instrument – corde ou voix : aussi conservent-elles, selon la belle expression chinoise, un "reste" ou un "surplus" de sonorité (yi yin). Elles sont d’autant mieux à même de se prolonger et de s’approfondir (dans la conscience des auditeurs) qu’elles ne sont pas définitivement actualisées, possèdent de quoi se déployer, garder en elles quelque chose de secret et de virtuel – demeurent prégnantes. Une telle musique reste présente à l’esprit et ne s’oublie pas […]




Tel sera donc le son "fade" : son atténué, qui se retire, qu’on laisse le plus longtemps mourir. On l’entend encore mais à peine ; en étant de moins en moins perceptible, il rend d’autant plus sensible cet au-delà muet dans lequel il va s’abolir ; et c'est sa propre extinction, et son retour au grand Fonds indifférencié, qu’il fait écouter. C’est lui qui, en se dissipant, nous fait accéder progressivement de l’audible à l’inaudible, nous fait ressentir le passage – continu – de l’un à l’autre ; lui qui, en se libérant peu à peu de sa matérialité sonore, nous conduit au seuil du silence, éprouvé alors comme plénitude – à la racine de toute harmonie […] 

Sur un plan proprement musical, c’est l’atténuation des sonorités, l’espacement des mesures qui créent la "fadeur". Après avoir rappelé l’esthétique du "reste de son" chère au rituel antique (des cordes moins tendues, le fond de l’instrument non jointé, aucun accompagnement d’orchestre), le poète [Bo Juyi, VIIIe-IXe s.] célèbre : "La mélodie fade, le rythme réduit, les sons peu nombreux". Ou encore : 

La cadence est lente, le jeu relâché : 
Dans la nuit profonde une dizaine de sons. 
Ils pénètrent l’oreille fades et sans saveur : 
Le cœur est en paix, au fond est l’émotion. 





Qu’on continue ou non de jouer, peu importe, concluent les deux vers suivants, puisqu’on ne joue pas alors pour les autres mais pour soi et qu’à la fadeur du son qui pénètre l’oreille répond déjà la richesse de l’émotion suscitée. Si le cœur jouit en ce moment de la tranquillité, c’est que la fadeur de ces dernières notes le libère d’une conscience trop précise, abolit les oppositions : 



L’esprit en repos – des sons fades : 

Il n’y a plus ni passé ni présent.
 



Fadeur des sons – détachement de la conscience. Celle-ci ne se déprend pas seulement de l’agitation du monde, de ses attachements extérieurs, mais aussi de l’emprise même de la musique, dans la mesure où celle-ci implique sensation et tension. La fadeur crée la distance, réduit la capacité d’affect, épure nos impressions : 



La lune se lève, les oiseaux se nichent, c’est fini : 

Dans la silence assis – la forêt vide.

A ce moment le monde de la conscience est paisible,

On peut jouer du luth non décoré.

Limpidité et froideur viennent de la nature du bois,

Calme et détachement s’accordent au cœur de l’homme.

Le son se prolonge – tous les mouvements cessent ;

La mélodie s’achève : la nuit d’automne s’approfondit.
 


François Jullien, Éloge de la fadeur, à partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, 1991


samedi 3 novembre 2012

Accords imprévus au départ



« […] cette langue, donc, tout en me forçant par sa structure linéaire et les lois de sa syntaxe à chercher un ordre, désigner des priorités, ne cesse en même temps de me proposer, à chaque mot que je trace, une multitude de perspectives, de chemins possibles, d’images, d’harmonies, d’accords imprévus au départ, ouvertures que loin de repousser comme celui que veut asservir (ou faire servir) la langue à ses idées, j’examine, retiens ou rejette, m’engageant souvent dans des directions auxquelles je n’avais pas pensé, de sorte que ce qui se fait au cours de ce travail est infiniment plus riche que mon vague — très vague — projet initial […] Paul Valéry maintenait que la parole plane et courante vole à sa signification, et que la parole littéraire a pour fin la volupté [...] » 

« Invité à Moscou il y a quelques années par l'Union des Écrivains d'U.R.S.S. (c'était avant Gorbatchev), j'ai subi, à leur siège, une sorte de bizarre interrogatoire au cours duquel, entre autres questions, on m'a demandé quels étaient les principaux problèmes qui me préoccupaient. J'ai alors répondu que ces problèmes étaient au nombre de trois : le premier : commencer une phrase ; le deuxième : la continuer ; le troisième enfin : la terminer, ce qui, comme on peut le deviner, a jeté un froid [...] » 

Claude Simon, Quatre Conférences (2012)



vendredi 19 octobre 2012

Une espèce de regret du futur




« Donc, Livre est synonyme de Hélas, ou de finitude. Il y a une élégie dans la limitation. La raison de l'élégie ne réside pas dans la finitude négative, l'imperfection, le regret de s'arrêter. Elle réside plutôt dans une espèce de regret du futur. Comment l'expliquer ? Le fait de s'arrêter, et d'achever le travail implique l'infinité de l'avenir. Ou l'indéfinité. L'avenir s'ouvre comme un dieu sans dieu, qui refait le métier. L'arrêt est pathétique dans l'instant où il change l'avenir en présent. Pour autant, le présent n'est pas changé en passé. Car le livre est là, de la terre brûlée non révolue, de l'espace, un enclos de signes foncés. [...] Dieu est incapable de dire Hélas. » 

Philippe Beck



samedi 13 octobre 2012

Loin de la lumière




« Et donc je me suis dit que je m'étais égaré mais que ce n'était pas très grave. Qu'en gros il me suffisait de monter pour revenir sinon à ma voiture, du moins à la route. Incidemment, je me suis demandé ce que je faisais là, dans un trou au bord d'un torrent et loin de la lumière, qui ne se rappelait à moi que par des flaques espacées où se révélaient parfois des choses qui bougeaient vaguement dans l'humus. Et puis je me suis dit que c'était comme ça, que je n'avais qu'à faire ce que j'avais décidé. Et c'est en réfléchissant un peu à ça encore que j'ai pensé fugitivement que je n'avais pas envie de retourner à la voiture, en fait, et que j'allais rester ici et me laisser pousser la barbe.
 
Ça m'a passé. Je n'avais rien à faire ici plus qu'ailleurs. En revanche, j'étais fatigué. » 

Christian Oster, Rouler (2011)



jeudi 11 octobre 2012

Une preuve du refus


« Restait maintenant le problème de rentrer et de l'envie modérée que j'en avais. Toutefois, on s'approchait de dix-huit heures, et, en regardant la carte, je n'ai pas trouvé de destination proche qui m'ait paru valoir la peine. Je n'étais pas très attiré par les Baux depuis que Malebranche m'avait vanté leur charme. Il y avait bien un village, tout près, jusqu'où il m'eût amusé de pousser, surtout à cause de son nom, Aureille, mais j'ai eu peur d'être déçu. En même temps, je n'attendais rien de spécial de quoi que ce soit, et, si j'évoque ici la crainte que je pouvais nourrir d'une déception, ce n'était pas réellement par rapport à un enjeu. Je n'attendais rien en vérité d'un village comme Aureille. Ce que je veux dire, c'est que si j'avais été dans un état normal, légèrement porté par la vie, par exemple, j'en aurais probablement attendu quelque chose, et c'est par rapport à ce quelque chose en soi que j'avais peur d'être déçu. Pas pour moi, donc, ni pour Aureille. Mais pour ce que cette déception, objective, en somme, aurait signifié de négatif et, partant, d'inutilement noir, comme une preuve du refus que peut opposer le monde. Je ne voulais pas être, non la victime, mais le témoin de ça. Je suis donc rentré. » 

Christian Oster, Rouler (2011)



jeudi 4 octobre 2012

Mélodie de l'arrière-fond





[Musique : Igor Ballereau]



« Sinon, s’il n'y a pas une profonde douleur pour rendre les humains également silencieux, l’un entend plus, l’autre moins, de la puissante mélodie de l’arrière-fond. Beaucoup ne l’entendent pas du tout. Eux sont comme des arbres qui ont oublié leurs racines et qui croient à présent que leur force et leur vie, c’est le bruissement de leurs branches. Beaucoup n’ont pas le temps de l’écouter. Ils ne veulent pas d’heure autour d’eux. Ce sont de pauvres sans-patrie, qui ont perdu le sens de l’existence. Ils tapent sur les touches des jours et jouent toujours la même monotone note diminuée. » 


Rilke, Notes sur la mélodie des choses



lundi 1 octobre 2012

Incongru et charmant





C’est à Bénerville que je rencontrai pour la première fois Marcel Proust, il y a une vingtaine d’années. Je sortais avec Robert Gangnat de la villa qu’il avait louée cet été-là au bord de la route de Villers, lorsque je vis venir à nous un homme d’aspect incongru et charmant. Marcel Proust arrivait à pied de Cabourg, exprès pour inviter mon ami à dîner au Grand Hôtel où il séjournait. J’ignorais alors jusqu’à son nom. Mais je fus frappé de l’extrême tendresse de son regard, et aujourd’hui encore je le revois tel qu’il m’apparut avec ses vêtements noirs étriqués et mal boutonnés, sa longue cape doublée de velours, son col droit empesé, son chapeau de paille défraîchi trop petit, qu’il portait très en avant sur le front, ses épaules hautes, ses cheveux épais et drus, ses escarpins vernis couverts de poussière. Cet habillement pouvait être ridicule sous ce soleil : il ne manquait pas pourtant d’une certaine grâce touchante. Une certaine élégance s’en dégageait et aussi une grande indifférence à toute élégance. Il n’y avait nulle extravagance de sa part à avoir entrepris cette longue course à pied. Il n’y avait, à cette époque, aucun autre moyen pratique de franchir les dix-sept kilomètres qui séparaient Cabourg de Bénerville. Mais cet effort qu’il dut faire et dont la fatigue se lisait sur son visage, attestait bien sa « gentillesse ». Il nous conta sa route avec une malice exquise, sans se douter que ce voyage, par cette chaleur, était une grande preuve d’amitié. Il s’était à plusieurs reprises arrêté dans différentes auberges pour y boire du café et reprendre des forces. Tout ceci fut dit avec simplicité, et je fus tout de suite séduit. Avec la divination qu’on lui connaît, il comprit très vite que je souhaitais, avec une impatience de jeune homme, qu’il m’invitât […] 

Le dîner devait avoir lieu quelques jours plus tard […] Marcel Proust nous accueillit avec une courtoisie que je croyais ne plus exister. Arrivés les premiers, il nous donna les noms de chacun de ses convives — M. B. , M. S. Il nous fit le portrait de chacun, et son histoire. Mais surtout il nous parla longuement du vieux marquis de N. qui devait être des nôtres. Ce personnage semblait intéresser tout particulièrement sa curiosité et sa bonté. Ruiné, abandonné de sa femme et de ses enfants après une existence bien remplie de femmes et de jeux, ataxique, à moitié paralysé, il voguait comme une épave dans cet immense hôtel, moqué du personnel, au milieu de l’indifférence de tous. Marcel Proust l’entourait avec une attention discrète. Ce malheureux infirme ne pouvait marcher que de biais et, commandant mal ses mouvements, devait en quelque sorte fixer sa chaise et s’y jeter pour s’y asseoir. Marcel savait, sans que le marquis s’en rendît compte, placer toujours cette chaise de la façon qui pouvait lui faciliter le plus cette opération. Il en fut de même tout le temps du repas, où il sut aider tous ses gestes. Mais surtout il ne cessa de porter la conversation sur le terrain où le vieux marquis pouvait retrouver le plus d’existence. Et je puis bien dire que ce mannequin usé, vidé, dont nous n’aurions su voir que les ridicules, nous apparut grâce à lui un homme de grande aristocratie et de beaucoup d’esprit […]


On parla voyages… et comme le nom de Constantinople fut prononcé, je me souviens qu’il récita une longue page de Loti. Alors, dans l’enthousiasme où m’avait mis ce dîner, cette compagnie, ce que j’entendais, qui excitait ma curiosité au plus haut point, pour lui marquer toute ma sympathie, ma tendresse naissante, je m’émerveillais de cette mémoire et de cette page. Il me regarda d’un air amusé et se tut, mais plus tard, au moment de nous quitter, il me dit : « Lisez l’Indicateur Chaix, c’est bien mieux… » 

Gaston Gallimard, Première rencontre

(hommage paru dans La NRF du 1er janvier 1923)



vendredi 28 septembre 2012

Précisément




« Ce n'est pas parce que l'on ne voit rien que l'on ne conçoit pas précisément et dans le détail l'absence de chaque chose. » 

Éric Chevillard, L'Auteur et moi (2012, p. 188)



samedi 22 septembre 2012

Ce qui ne s'en va pas





En posant la question : "Qu’est-ce que la réalité ?" dans mes romans et nouvelles, je n’ai jamais perdu l’espoir d’obtenir, un jour, une réponse. Tous mes lecteurs, je crois, partagent un tel espoir. Les années ont passé. J’ai écrit plus de trente romans et plus d’une centaine de nouvelles, et je n’ai toujours pas compris ce qu’était le réel. Un jour, une étudiante canadienne à l’université m’a demandé de définir la réalité pour un mémoire de philo qu’elle devait écrire. Elle voulait une réponse en une phrase. J’ai réfléchi à la question et j’ai répondu : "la réalité c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne s’en va pas." Je ne pouvais pas en dire plus. C’était en 1972, et depuis, je n’ai rien trouvé de plus lucide pour définir la réalité.
 

Philip K. Dick, Comment construire un univers qui ne tombe pas en morceaux au bout de deux jours, 1978



lundi 17 septembre 2012

À pleins bords




« Le bonheur pris comme but se détruit à pleins bords. Il coule à pleins bords chez ceux qui ne cherchent pas la satisfaction et vivent en dehors d'eux pour une idée. » 

Proust à Gallimard, le 20 juillet 1922