jeudi 28 juin 2012

Le seul critère




"Pourquoi, selon moi, Jenkin était-il un amateur ? Vous pensez qu’il manquait d’humour (je pense au contraire qu’il était souvent cocasse). Voici le véritable motif : je n’ai jamais ou presque jamais eu sous les yeux deux pages de son œuvre que je ne puisse résumer en une seule sans rien leur ôter. Voilà le seul critère que je connaisse en matière d’écriture. S’il y a quelque part une chose exprimée en deux phrases, et qui aurait pu l’être en une seule sans rien perdre en clarté, en charme, en puissance, alors nous avons affaire à un amateur. À cet argument je suis sûr que vous allez m’opposer Dumas père. Ta ta ta, l’objet d’un récit, c’est de faire traîner les choses en longueur, de combler les heures ; l’art du conteur, quand il est aussi écrivain, consiste à délayer en faisant preuve d’invention continuelle — historique et technique — mais sans en avoir l’air ; de faire au contraire en sorte d’user de cette même faculté de condenser, en privilégiant le présupposé et l’évidence, qui est le propre de l’art d’écrire. C’est cela le point faible de mes histoires : je ne leur laisse que la peau sur les os.

Je me lèverais d’entre les morts à seule fin de prêcher cela !
"

R. L. Stevenson à William Archer, Lac Saranac, février 1888


"Quels plaisirs peut-on comparer à ceux du virtuose dépourvu de virtuosité ?"

Le même à Charles Baxter, le 7 mars 1890


mercredi 27 juin 2012

Tiens, voilà des mondes





"Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel comme la parabole d'une monstrueuse fusée.
 
— Tiens, dit Bouvard, voilà des mondes qui disparaissent.
 
Pécuchet reprit :
 
— Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles ne seraient pas plus émus que nous ne le sommes maintenant. De pareilles idées vous renfoncent l'orgueil.
 
— Quel est le but de tout cela ?
 
— Peut-être qu'il n'y a pas de but.
 
— Cependant…
 
Et Pécuchet répéta deux ou trois fois "cependant", sans trouver rien de plus à dire."

[Flaubert]






[Le même passage dans le manuscrit]


samedi 16 juin 2012

Quelque chose de beau et d'antique




[Robert Louis Stevenson à Henry James, Honolulu, mars 1889]


Ma femme vient d’adresser à Mme Sitwell la traduction (tant bien que mal) d’une lettre que j’ai reçue de mon grand ami dans cette partie du monde : allez voir Mme Sitwell, et demandez-lui de vous la lire ; cela vous fera du bien ; c’est une meilleure méthode de correspondance encore que celle de Henry James. Je plaisante, mais pour parler sérieusement, c’est chose étrange pour un écrivain public sans cœur, malade, dans le mitan de l’âge comme l’est R.L.S., que de recevoir une lettre ainsi tournée par un homme de cinquante ans, chef politique, orateur émérite, et doué de l’esprit le plus subtil de son village. Disons les choses comme elles sont, il s’agit du “très populaire député de Tautira”. Mon dix-neuvième siècle vient achopper là, gésir auprès de quelque chose de beau et d’antique. Il me semble que de recevoir une telle lettre devrait porter à l’humilité, je dirais même — ? Quant à moi, je tire plus de fierté de l’avoir reçue que si j’avais écrit Redgaunlet  [roman de Walter Scott] ou les six chants de L’Énéide. Tout bien considéré, si mes livres m’ont permis d’entreprendre ce voyage, de faire la connaissance de Roui et de recevoir cette lettre, ils n’auront pas (selon la vieille expression consacrée) été écrits en vain.



[La lettre en question, signée Ori d’Ori, alias Roui. Teriitera et Tapina Toutou sont les noms indigènes de Stevenson et de sa femme :]



Tautira, le 26 décembre 1888


Je vous fais part de ma grande affection. À l’heure où vous nous avez quittés, j’étais plein de larmes ; et aussi ma femme, Roui Tehini, et toute ma maisonnée. Quand vous avez embarqué j’ai eu beaucoup de peine. C’est pour cela que je suis allé sur la route, et vous avez regardé du bateau, et je vous ai regardés sur le bateau avec grand chagrin jusqu’à ce que vous ayez levé l’ancre et hissé les voiles. Quand le bateau s’en est allé, j’ai couru le long de la plage pour vous voir encore ; et quand vous avez gagné le large, je t’ai crié : “Au revoir, Louis”, et comme je m’en revenais à la maison, je croyais entendre ta voix crier : “Au revoir, Roui.” Après, j’ai regardé le bateau aussi longtemps que j’ai pu, jusqu’à ce que la nuit tombe; et quand il a fait sombre, je me suis dit en moi-même : “Si j’avais des ailes, je volerais jusqu’au bateau à votre rencontre, pour dormir parmi vous, et ainsi je pourrais revenir à terre et dire à Roui Tehini : j’ai dormi sur le bateau de Teriitera.” Après, nous avons passé la nuit dans l’impatience du chagrin  [...] Je n’ai pas dormi cette nuit-là, pensant à toi sans arrêt, mon cher ami, jusqu’au matin : comme j’étais éveillé, je suis allé voir Tapina Toutou sur son lit, mais hélas ! Elle n’y était pas. Après cela, j’ai regardé dans vos chambres ; cela ne m’a pas rempli de joie comme à l’habitude. Je n’entendais pas ta voix crier : “Bonjour, Roui.” Alors j’ai compris que vous étiez partis et m’aviez laissé. Je me suis levé pour aller à la plage voir si votre bateau était là, et ne l’ai pas vu. Alors j’ai pleuré, jusqu’à la nuit venue, me répétant continuellement : “Teriitera retourne dans son pays et laisse son cher ami Roui dans la peine, et ainsi je souffre et pleure pour lui.” Je ne t’oublierai pas dans ma mémoire. Mon vœu, le voici : je désire te revoir. C’est mon cher Teriitera qui est toute la richesse que je désire en ce monde. C’est tes yeux que je désire contempler à nouveau. Il faut que ton corps et mon corps mangent ensemble à notre table : c’est cela qui me comblerait le cœur. Mais à présent nous sommes séparés. Puisse Dieu vous garder tous.


[Fanny Stevenson ajoute après sa traduction, dans sa lettre à Fanny Sitwell :]

 

Après m’avoir lu cela, Louis m’a quitté en larmes, disant qu’il n’était pas digne de recevoir une telle lettre. Nous espérons pouvoir faire en sorte de repasser par Tahiti, pour voir Roui une fois encore.






vendredi 15 juin 2012

Je suis Musulman




« Les Mahométans ont de la vénération pour les lunatiques. Ils prétendent que Dieu leur a fait la faveur de les priver de leur raison, pour rendre leurs péchés pardonnables. Je suis Musulman. » 

Laurence Sterne, Mémoires



lundi 11 juin 2012

Une corvée doublée d'une imposture






[Stevenson à son cousin, octobre 1887] 

« J'ai un peu tâté de la renommée à présent ; c'est sans intérêt en comparaison d'un bateau à voile. » 
 


[ À un ami, même date] 

« J'ai fait un apprentissage bien curieux ; beaucoup de battage autour de mon nom, et les visites, et tout cela ; la notoriété, pour tout dire : et ce n'est pas aussi plaisant qu'on voudrait vous le faire accroire quand vous êtes jeune et n'avez pas envie de vous donner la peine de travailler. La célébrité n'est rien comparée à un yacht ; experto crede. Bien sûr elle procure quelques agréments : on rencontre des personnes très plaisantes et même intéressantes ; mais la chose dans l'ensemble est une corvée doublée d'une imposture ; et je suis bien plus heureux ici, dans les montagnes, où je ne vois personne et suis libre de vivre à ma guise. »



lundi 4 juin 2012

Deux petits sermons




Se tourmenter et s’exaspérer sont choses peu dignes, sottement suicidaires et théologiquement impardonnables ; nous sommes ici non pour ouvrir, mais pour déchiffrer des sentiers prédestinés ; nous sommes l’écume d’une vague, et conserver une juste sérénité ne constitue pas simplement la première mesure de soumission à Dieu, c’est aussi la plus grande des bontés que nous puissons avoir à l’égard de ceux qui nous entourent. Ce sermon s’adresse à moi, mais à toi aussi. Faire de notre mieux est une chose, mais nous laver les mains des conséquences avec le sourire est l’étape suivante de toute vertu bien comprise. Et nul, sinon un athée, n’a le droit d’ergoter à propos de quoi que ce soit, excepté les péchés dont il est conscient.
 

R. L. Stevenson à son père, le 12 octobre 1883

 





Vous me paraissez être un jeune homme assez chanceux ; restez attentif aux bonheurs qui vous sont accordés. Cette part de la piété est éternelle, et l’homme qui oublie d’être reconnaissant s’est endormi dans le cours de sa propre vie. Veuillez admettre que vous ne méritez pas tout ce qui vous échoit ― vous ne méritez pas non plus ce déplorable sermon, vous entends-je gémir ; mais le fait est que nous sommes indignes de nos bonheurs ; l’amour nous prend alors que nous faisons semblant, le succès vient alors que nous jouons, la santé reste avec nous alors que nous abusons d’elle ; et même quand nous nous moquons de nos semblables, nous devrions garder à l’esprit qu’il dépend de leur seul bon vouloir que nous soyons toujours en vie, et avec des prétentions à l’honneur. Les péchés les plus innocents, s’ils étaient justement punis, seraient gâtés aux yeux de qui les commet. Et si vous connaissez un homme qui se croit digne de l’amour d’une épouse, de l’affection d’un ami, des caresses, même vénales, d’une maîtresse, vous pouvez être sûr qu’il n’est digne que d’un bon coup de pied. Je crains les hommes qui n’ont pas de défauts avoués ; qu’est-ce qu’ils dissimulent ? Notre destin en ce monde n’est pas d’être bons, mais de tenter de l’être, et d’échouer, et d’essayer encore ; et quand nous recevons un gâteau, de dire : “Merci, mon Dieu !” et quand c’est une gifle, de dire : “Normal, bien envoyé !”


Le même à Trevor Haddon, le 23 avril 1884


dimanche 3 juin 2012

Les sujets prometteurs


"À quoi penses-tu ? demande la nièce à son oncle.

À quoi je pense ? répond l'oncle.

Oui à quoi tu penses répète la nièce.

Eh bien dit l'oncle puisque tu veux le savoir, je pensais à l'habitude qu'on prend de certaines formules, au devoir qu'on devrait s'imposer de les varier et à l'ennui qui me vient de faire des phrases." 

"[...] les sujets prometteurs sont toujours les moins bons. Se contenter de ceux qui ne promettent rien, on en tire parfois quelque chose." 

"On ne peut rien contre le temps ni contre soi, qu'on le veuille ou non. Puisse ce charmant poncif me redonner du nerf." 

Robert Pinget, Monsieur Songe (1982)