jeudi 26 mars 2009

Tout le monde vous dira que je ne suis pas musicien





Tout le monde vous dira que je ne suis pas musicien. C'est juste.


Dès le début de ma carrière, je me suis, de suite, classé parmi les phonométrographes. Mes travaux sont de la pure phonométrique. Que l'on prenne le "Fils des étoiles" ou les "Morceaux en forme de poire", "En habit de cheval" ou les "Sarabandes", on perçoit qu'aucune idée musicale n'a présidé à la création de ces œuvres. C'est la pensée scientifique qui domine.

Du reste, j'ai plus de plaisir à mesurer un son que je n'en ai à l'entendre. Le phonomètre à la main, je travaille joyeusement & sûrement […] 

Pour écrire mes "Pièces Froides", je me suis servi d'un caléidophone-enregistreur. Cela prit sept minutes. J'appelai mon domestique pour les lui faire entendre.

Je crois pouvoir dire que la phonologie est supérieure à la musique. C'est plus varié. Le rendement pécuniaire est plus grand. Je lui dois ma fortune.
 

Erik Satie, Mémoires d'un amnésique (fragments)
"premier volet : Ce que je suis" 
Revue musicale S.I.M., avril 1912







vendredi 20 mars 2009

Faveurs de l'ignorance


« Il interrogea aussi les enfants pour voir s’ils savaient le nom de telle ou telle fleur ou connaissaient l’oiseau qui venait de chanter. Mais ils ne savaient rien et il dit à sa femme : “Tu vois ! Les enfants vivent trop solitaires !”
“Mais, mon ami”, répondit-elle, “toute l’année ils se trouvent au milieu de cent autres et à l’école les murs sont couverts d’images de toutes sortes, parmi lesquelles des oiseaux dont ils savent les noms ! Pour ce qui est des oiseaux vivants, mon ignorance quand j’étais petite m’a valu une aventure dont le souvenir me poursuit toujours. Un dimanche soir, après la leçon de chant, je gravissais toute seule la colline pour rentrer à la maison et, arrivée en haut, je m’assis un moment. En face s’élevait une autre colline boisée où, caché dans les arbres, un oiseau inconnu se mit à chanter. C’était si beau dans l’air calme et la solitude que j’en eus le cœur tout remué et que les larmes me vinrent aux yeux. Je racontai cela à la maison et j’aurais bien voulu savoir de quel oiseau il s’agissait. Tout le monde chercha à deviner, un garçon qui savait imiter certains chants d’oiseaux siffla quelques airs en nommant l’oiseau ; mais aucune de ces mélodies ne ressemblait à ce que j’avais entendu. Aujourd’hui, après tant d’années, j’entends encore le chanteur invisible dans les moments de calme et je suis contente qu’il me soit resté inconnu et qu’ainsi la solennité de cette soirée se soit gravée pour toujours dans ma mémoire.”
“Tu m’as déjà raconté cette histoire”, dit-il en riant, “et je ne nierai pas qu’elle est jolie. Mais si tu veux en tirer argument en faveur de l’ignorance, il faut que je te rappelle à l’ordre, madame la jésuitesse, prophétesse du mystère et de l’inconnu !”
“Allons, tu sais bien que ce n’est pas ainsi que je l’entendais, monsieur le maître d’école !” » 

Gottfried Keller, Martin Salander (1886) 
 


« […] je ne sais reconnaître ni les oiseaux ni les arbres et je trouve ça triste. » 

Emmanuel Carrère, L’Adversaire (1999)



jeudi 19 mars 2009

Ex-martyr du langage



« Ex-martyr du langage, on me permettra de ne le prendre plus tous les jours au sérieux. Ce sont tous les droits qu'en ma qualité d'ancien combattant ― de la guerre sainte ― je revendique. ― Non, vraiment ! Il doit y avoir un juste milieu entre le ton pénétré et ce ton canaille. » 

Francis Ponge, Le Mimosa


samedi 14 mars 2009

Virale tautologique


« Tu n’as déjà plus toute ta tête. Il t’en manque. Il te manque quelques milliards de neurones. Tu les perds à vitesse grand V. Ils fuient par quelques orifices cachés. Évacués par les neuf trous de ton corps. À moins que tes cheveux les entraînent avec eux dans leur chute. Chaque cheveu s’enracine dans un neurone, voire dans plusieurs, dans un bulbe, un nid de neurones. Tu prends le plus régulièrement possible des nouvelles de ta calvitie. Elles progressent sensiblement au même rythme, ta calvitie et ton hébétude. Tu finiras chauve et complètement abruti. » (p. 55-56)
 

« Passé un certain stade de coagulation, plus rien à faire. Impossible de rien penser d’autre que cette unique pensée qui ne fait plus de différence entre rien, consistant dans la formule suivante : 1 = 0 = ∞. C’est une pensée de la pire espèce : une virale tautologique particulièrement contagieuse, une contamination vorace en mesure de réduire la chatoyante diversité du monde en un rondin égal et triste. » (p. 81-82)
 

Jacques Brou, La grande vacance (Léo Scheer, 2002)



vendredi 13 mars 2009

Georg




Soleil d'automne timide et mince,
         
Et les fruits tombent des arbres.
         
Le calme habite des pièces bleues
         
Un long après-midi.


         
Sons de mort du métal ;
         
Et une bête blanche s'effondre.
         
Les chants âpres des filles brunes
         
Se sont dissipés dans la chute des feuilles.

         

Le front rêve les couleurs de Dieu,
         
Sent les ailes douces de la folie.
         
Des ombres sur la colline,
         
Frangées de pourriture noire.

         

Crépuscule plein de calme et de vin ;
         
Ruissellement de guitares tristes.
         
Et vers la douce lampe à l'intérieur
         
Tu t'en retournes comme en rêve.

         

(1912)

Georg Trakl, Crépuscule et déclin
traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider




(Les poèmes de Trakl forment comme un seul poème, chaque partie est le reflet du tout, un état de sa décomposition ou une fraction de son prisme, un petit nombre de mots et d'images y circulent comme du sang sous une poussée de fièvre, à la fois fouaillant la plaie qui la cause et l'apaisant, glacés et fervents qu'ils sont, comme des vitraux, dont ils ont aussi les couleurs pures.)



samedi 7 mars 2009

Le projet du souvenir



« Je dispose d’autres renseignements concernant mes parents ; je sais qu’ils ne me seront d’aucun secours pour dire ce que je voudrais en dire. 
Quinze ans après la rédaction de ces deux textes, il me semble toujours que je ne pourrais que les répéter : quelle que soit la précision des détails vrais ou faux que je pourrais y ajouter, l’ironie, l’émotion, la sécheresse ou la passion dont je pourrais les enrober, les fantasmes auxquels je pourrais donner libre cours, les fabulations que je pourrais développer, quelque que soient, aussi, les progrès que j’ai pu faire depuis quinze ans dans l’exercice de l’écriture, il me semble que je ne parviendrai qu’à un ressassement sans issue. Un texte sur mon père, écrit en 1970, et plutôt pire que le premier, m’en persuade assez pour me décourager de recommencer aujourd’hui. Ce n’est pas, comme je l’ai longtemps avancé, l’effet d’une alternative sans fin entre la sincérité d’une parole à trouver et l’artifice d’une écriture exclusivement préoccupée de dresser ses remparts : c’est lié à la chose écrite elle-même, au projet de l’écriture comme au projet du souvenir. 
Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée) ; je sais que ce je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes. C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs que laisse apparaître l’intervalle entre ces lignes : j’aurais beau traquer mes lapsus (par exemple, j’avais écrit « j’ai commis », au lieu de « j’ai fait », à propos des fautes de transcription dans le nom de ma mère), ou rêvasser pendant des heures sur la longueur de la capote de mon papa, ou chercher dans mes phrases, pour évidemment les trouver aussitôt, les résonances mignonnes de l’Œdipe ou de la castration, je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » 

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (1975)


dimanche 1 mars 2009

Il y revenait pourtant


« Il lui arriva aussi de se détourner du texte en cours, dégoûté de ses trivialités résolues et de la triste figure qui s’y dessinait ; pendant des semaines il perdait tout désir, dissipé en activités plus immédiatement gratifiantes, en menues réjouissances ou glissements sans fond, dépouillé de tout langage affleurant ; il se contentait de s’orienter à la surface des choses ; il s’absorbait dans l’exécution des tâches infimes du quotidien, qui occupaient tout son temps. Son roman n’était plus que l’horizon vague d’un ennui prochain, auquel rien ne le pressait de revenir. 
Il y revenait pourtant, tantôt brusquement remis au travail par quelque envie résurgente, tantôt retrouvant, accoutumance progressivement contractée, le geste scriptural comme palliatif à ses heures vides. L’y poussaient la tendresse renouée envers son ersatz fictionnel, ou la satisfaction d’exercer de nouveau les pleins pouvoirs sur un domaine, sur son écriture et les forces qu’elle drainait, qui la façonnaient. Il s’y ressaisissait. Inédits pour lui, tant habitué à ses reniements, aux négligences et aux abandons, ces allers-retours entre dépossession et opiniâtreté lui insufflèrent le scrupule de conduire l’histoire jusqu’à son terme. 
C’est par cette incertitude devenue sommation qu’il découvrit le souci concret d’aboutir à une forme, de la clore sur elle-même. Il persista malgré ses phases de défiance. Les brefs chapitres se succédèrent : plus le livre avança, moins ses inflexions firent question, ses aversions problème ; moins les phrases furent pesées, reniées, reprises ; les repentirs se firent plus rares, les autodafés s’espacèrent. Jean sut où son récit l’emmenait ; le récit toucha à sa fin. » 

Mathieu Larnaudie, Strangulation 
(Gallimard, 2008), p. 154-155