mercredi 28 novembre 2012

Le plus grand péché





« Il faut tout trouver beau. Il ne faut rien vouloir fuir. » 

« Surtout, ne pas penser. Chère Lisa, voilà le plus grand péché qui soit. Plutôt la débauche que la tristesse. Dieu hait les tristes. Mais tout va si vite. On meurt si vite. Juste devenir idiot. Il y a quelque chose de merveilleux à devenir idiot. Mais il ne faut pas le vouloir, cela vient tout seul. » 

(R. Walser à sa sœur, automne 1904)



samedi 17 novembre 2012

Donc




Si un autre me ressemble, c’est donc que j’étais quelqu’un. 

Proust, Jean Santeuil



mardi 13 novembre 2012

dimanche 11 novembre 2012

Savoir merveilleux




« Ensuite je me suis réveillé

De bribes de rêves

Dont je ne me souvenais pas.

Le ciel était limpide,

La muraille s’est alors dressée

Et l’a séparé en deux.

Je n’entendais pas mes voisins

De la terre et je ne savais pas

S’ils étaient encore là

Ou s’ils s’étaient enfuis.
J’avais

Froid, mais les bouts de

Mes doigts bourdonnaient et brûlaient ; je ne

Serai pas — palpitaient-ils. Ils ronronnaient

De dix voix différentes, en un chœur

Gai et léger ; Un jour

J-e

Ne se-rai pas,  

Je ne se-rai pas !

Et du Je ne se-rai pas a jailli

Soudain au fond de moi ma

Raison d’être. J’ai su

À quel point

J’avais été,

Je l’ai su

Jusqu’au bout

Des doigts.  

Savoir merveilleux, souvenir

Merveilleux :

À quel point

J’avais été,

Et à quel

Point  

Je ne

Serais pas. »

David Grossman, Tombé hors du temps (2012)


traduit de l’hébreu par Emmanuel Moses



vendredi 9 novembre 2012

Les sons peu nombreux




"Car la plus belle musique, celle qui possède le plus d’effet sur nous, ne consiste pas dans l’exploitation maximale des sonorités. Le son le plus intensif n’est pas le plus intense : en accaparant complètement nos sens, en se constituant en pur phénomène sensoriel, la sonorité portée à son comble ne donne plus rien à attendre d’elle, et notre être en est aussitôt saturé. Au contraire, ce sont les sonorités les moins bien rendues qui sont les plus prometteuses dans la mesure même où elles n’ont pas été totalement exprimées, extériorisées, par l’instrument – corde ou voix : aussi conservent-elles, selon la belle expression chinoise, un "reste" ou un "surplus" de sonorité (yi yin). Elles sont d’autant mieux à même de se prolonger et de s’approfondir (dans la conscience des auditeurs) qu’elles ne sont pas définitivement actualisées, possèdent de quoi se déployer, garder en elles quelque chose de secret et de virtuel – demeurent prégnantes. Une telle musique reste présente à l’esprit et ne s’oublie pas […]




Tel sera donc le son "fade" : son atténué, qui se retire, qu’on laisse le plus longtemps mourir. On l’entend encore mais à peine ; en étant de moins en moins perceptible, il rend d’autant plus sensible cet au-delà muet dans lequel il va s’abolir ; et c'est sa propre extinction, et son retour au grand Fonds indifférencié, qu’il fait écouter. C’est lui qui, en se dissipant, nous fait accéder progressivement de l’audible à l’inaudible, nous fait ressentir le passage – continu – de l’un à l’autre ; lui qui, en se libérant peu à peu de sa matérialité sonore, nous conduit au seuil du silence, éprouvé alors comme plénitude – à la racine de toute harmonie […] 

Sur un plan proprement musical, c’est l’atténuation des sonorités, l’espacement des mesures qui créent la "fadeur". Après avoir rappelé l’esthétique du "reste de son" chère au rituel antique (des cordes moins tendues, le fond de l’instrument non jointé, aucun accompagnement d’orchestre), le poète [Bo Juyi, VIIIe-IXe s.] célèbre : "La mélodie fade, le rythme réduit, les sons peu nombreux". Ou encore : 

La cadence est lente, le jeu relâché : 
Dans la nuit profonde une dizaine de sons. 
Ils pénètrent l’oreille fades et sans saveur : 
Le cœur est en paix, au fond est l’émotion. 





Qu’on continue ou non de jouer, peu importe, concluent les deux vers suivants, puisqu’on ne joue pas alors pour les autres mais pour soi et qu’à la fadeur du son qui pénètre l’oreille répond déjà la richesse de l’émotion suscitée. Si le cœur jouit en ce moment de la tranquillité, c’est que la fadeur de ces dernières notes le libère d’une conscience trop précise, abolit les oppositions : 



L’esprit en repos – des sons fades : 

Il n’y a plus ni passé ni présent.
 



Fadeur des sons – détachement de la conscience. Celle-ci ne se déprend pas seulement de l’agitation du monde, de ses attachements extérieurs, mais aussi de l’emprise même de la musique, dans la mesure où celle-ci implique sensation et tension. La fadeur crée la distance, réduit la capacité d’affect, épure nos impressions : 



La lune se lève, les oiseaux se nichent, c’est fini : 

Dans la silence assis – la forêt vide.

A ce moment le monde de la conscience est paisible,

On peut jouer du luth non décoré.

Limpidité et froideur viennent de la nature du bois,

Calme et détachement s’accordent au cœur de l’homme.

Le son se prolonge – tous les mouvements cessent ;

La mélodie s’achève : la nuit d’automne s’approfondit.
 


François Jullien, Éloge de la fadeur, à partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, 1991


samedi 3 novembre 2012

Accords imprévus au départ



« […] cette langue, donc, tout en me forçant par sa structure linéaire et les lois de sa syntaxe à chercher un ordre, désigner des priorités, ne cesse en même temps de me proposer, à chaque mot que je trace, une multitude de perspectives, de chemins possibles, d’images, d’harmonies, d’accords imprévus au départ, ouvertures que loin de repousser comme celui que veut asservir (ou faire servir) la langue à ses idées, j’examine, retiens ou rejette, m’engageant souvent dans des directions auxquelles je n’avais pas pensé, de sorte que ce qui se fait au cours de ce travail est infiniment plus riche que mon vague — très vague — projet initial […] Paul Valéry maintenait que la parole plane et courante vole à sa signification, et que la parole littéraire a pour fin la volupté [...] » 

« Invité à Moscou il y a quelques années par l'Union des Écrivains d'U.R.S.S. (c'était avant Gorbatchev), j'ai subi, à leur siège, une sorte de bizarre interrogatoire au cours duquel, entre autres questions, on m'a demandé quels étaient les principaux problèmes qui me préoccupaient. J'ai alors répondu que ces problèmes étaient au nombre de trois : le premier : commencer une phrase ; le deuxième : la continuer ; le troisième enfin : la terminer, ce qui, comme on peut le deviner, a jeté un froid [...] » 

Claude Simon, Quatre Conférences (2012)