vendredi 29 mai 2015

Reptations vers la vraisemblance





[Dans une grotte écartée en Turquie, à Héraclée du Pont, l'auteur étant seul avec un guide qui n'a pas souvent l'occasion d'en décadenasser la grille

Est-ce que je veux vraiment voir l’endroit par où Héraclès s’est extirpé des Enfers, ainsi que le gouffre où coule le véritable Achéron ? Le guide après coup paraît regretter sa proposition, mais trop tard. Devant ma détermination, il en est réduit à rajuster son blouson et à en remonte la fermeture Éclair jusqu’au col. Revenu à la hauteur du pilier, il s’arrête devant une fissure verticale, si étroite que je n’aurais jamais soupçonné qu’elle pût receler quelque profondeur. Puis, en se plaçant de profil, et après s’être contorsionné comme un serpent, il disparaît à l’intérieur de la faille. Inquiet à l’idée de me laisser distancer par le faisceau de la lampe électrique qu’il a allumée pour l’occasion et de me retrouver seul dans le noir, je me précipite à sa suite. Le goulet est si resserré que je suis obligé d’expirer tout l’air que j’ai dans les poumons pour pouvoir me faufiler entre les deux parois qui me pressent à la fois la poitrine et le dos. En forçant, j’arrache à moitié les boutons de ma chemise, raclant et essuyant de ma veste les murs suintant d’humidité. Au sortir de ces rétrécissements, plusieurs fois je manque de perdre l’équilibre. Glissant sur les rochers ronds et polis, je patauge dans les flaques. Héraclès, somme toute, ne devait pas être si baraqué pour s’être introduit par un si mince interstice. 
Après plusieurs minutes de reptation, nous parvenons enfin dans une petite salle […] Puis, sur la gauche, [le guide] me montre un autre couloir, au bout duquel s’ouvre un autre boyau, encore plus étroit. D’un geste de la main, il me fait signe qu’il descend en droite ligne jusqu’à une rivière souterraine qui serpente dans les ténèbres et serait le véritable Achéron. Mettant sa paume en cornet autour de son oreille, il me fait comprendre que, en y prêtant attention, on entend l'eau du fleuve invisible qui roule dans l'obscurité […] Je tends à mon tour l’oreille, incapable de discerner si les bruits d’eau que je perçois proviennent de cette rivière mythique ou des ruissellements qui sont partout ici en abondance. Comment ne pas être dévoré par la curiosité ? En me courbant, je m’approche le plus que je peux de l’ouverture et scrute l’ombre épaisse. L’orifice étant situé à ras de terre et d’à peine cinquante centimètres de diamètre, je vois bien qu’il faudrait que je me mette à quatre pattes, puis sans doute à plat ventre pour m’introduire dans ce passage détrempé et boueux, avec le risque d’être entraîné à cause de la pente, et sans avoir rien à quoi me retenir, dans le courant de l’eau noire. Éventualité qui, bien sûr, suffit à me terrifier. La luminosité déclinante de la pile de mon guide, son air d’abord impatient puis franchement hostile lorsque je m’approche du trou, l’absence de corde, et la totale improvisation d’une expédition qui s’apparente plus à la spéléologie qu’à l’enquête littéraire me persuadent d’en rester là. 
En reprenant le chemin du retour, à la fois soulagé de m’extraire sain et sauf de ce gouffre, et malgré tout dépité, avec même un léger pincement au cœur de déception de n’avoir pas contemplé de mes yeux la rivière souterraine, je suis au moins persuadé d’une chose : la véritable entrée des Enfers, pour peu qu’on veille s’en approcher au plus près, est bien là […] Tout est ici conforme à la topographie du mythe : une caverne et un vallon sauvage et boisé, un lac souterrain, un fleuve inacessible coulant sourdement dans les ténèbres, à la fois sans origine ni embouchure reconnues. On ne peut pas faire plus vraisemblable. 

Alain Nadaud, Aux portes des enfers (Actes Sud, 2004), p. 269-272

Illustration : la Bouche de l'Ogre du Parc des Monstres (1550), à Bomarzo


samedi 23 mai 2015

Scène de ménage





La nuit et le jour sont assis sur le sofa et boivent du thé ; la nuit avec une goutte de rhum, le jour avec un nuage de lait. Leurs enfants, Aurore et Crépuscule, jouent dans leur chambre. Le jour explique qu’il veut divorcer. Parce que je suis noire ? pleure la nuit. Non, c’est pour aller vivre avec l’Éternité. La nuit traite l’Éternité de grosse pouffiasse. Elle sanglote. Depuis quand vous êtes ensemble ? Depuis toujours. Alors pourquoi tu m’as épousée ? Pour ton argent. Salaud ! Tiens, une gifle ! Le jour se frotte la joue qui rosit. Et les enfants ? demande la nuit. Je te les laisse, dit le jour. Ah non, tu t’en occupes. La nuit est sombre. Le jour se lève. Bon ben, adieu. La nuit tombe sur le sofa. Je veux mourir, murmure-t-elle, mais au fond elle n’est pas mécontente d’être débarrassée à bon compte de ce fils de pute. 

Mika Biermann, Mikki et le village miniature (P.O.L, 2015), p. 209



jeudi 21 mai 2015

Des nouvelles du gourou




Mon ami, tu vis en aveugle, sous une carapace de regrets que tu aimes comme une seconde peau. Tu délires le passé et tu délires l’avenir, chassant d’une main le moustique du présent pour replonger dans leurs courants fiévreux, c’est à peine si tu sens sa piqûre pour un instant toujours trop bref. Aurais-tu peur de te dissoudre dans la lumière du réel, qu’elle t’irradie irrémédiablement, pour te tenir ainsi dans l’ombre liquide, l’ombre puérile des rêves ? Immobile, bientôt mort, tu nages vers ton enfance à perdre haleine, mais le temps roule son flot, insensible au frottement contraire de tes pensées vaines. Sérieusement, ça craint. 
Bisous, 
Ton crocodile.



mercredi 20 mai 2015

Atomes de navire, chat du concierge & désossement


Le monde de la quatrième dimension étant continu, aucun mouvement, au sens vulgaire du mot, ne peut s’y produire comme dans le monde mobile à trois dimensions. Un déplacement se fait donc par un échange de qualités entre atomes voisins et, pour employer la même image grossière que précédemment : lorsqu’un navire se déplace, ce sont les atomes d’eau qu’il a devant lui qui se muent en atomes de navire, tandis que, derrière lui, les atomes de navire se muent en atomes d’eau. 

[Chapitre VIII, La transmutation des atomes de temps]





Ce fut à ce moment que se produisit l’épouvantable catastrophe du Photophonium, au cours d’une dernière séance qui eut lieu dans le grand amphithéâtre et où l’on tenta d’obtenir des élèves une vision plus claire et plus distincte des choses invisibles. 
Tout d’abord, il y eut dans la salle un grand cri, puis d’autres encores : les élèves voyaient, et à mesure qu’ils voyaient, leur agitation devenait extrême. Habitués qu’ils étaient aux calmes méthodes scientifiques, aux déductions logiques et bien équilibrées, ils voyaient brusquement surgir à leurs yeux toutes les sensations passées, toutes les vibrations accumulées dans l’air depuis des siècles, toutes les paroles inutiles prononcées, toutes les influences mauvaises, les désirs ou les haines, les apparitions fantomatiques des idées et des âmes d’autrefois et leurs conséquences terribles dans l’avenir. 
Ce fut pour eux comme si, brusquement, un orage effroyable s’était déchaîné dans la salle. Perçu sous forme d’impressions lumineuses, ce chaos déconcertant entraînait leur esprit, brisait les appareils dont ils étaient entourés, se déchaînait en tempête dans leur cerveau affolé. Pêle-même, ils essayaient de s’enfuir, mais leurs mains, savamment éduquées, ne rencontraient plus, au long des murs, que des sensations de goût inconnues ; les hurlements des spectateurs ne parvenaient plus à leur cerveau que sous forme d’odeurs violentes, et les lumières de la salle bourdonnaient dans leurs oreilles un affreux tintamarre. 
Presque tous, détraqués, démolis pièce par pièce, comme des machines trop savantes, succombèrent à cette terrible épreuve et lorsque la salle fut entièrement évacuée on ne trouva là, le lendemain, que le petit chat du concierge qui, doucement, se léchait, puis, de temps à autre, regardait tranquillement, de ses yeux adaptés par une habitude séculaire, les fantômes d’idées qui passaient lentement, comme chacun sait, dans l’atmosphère. 

[Chapitre XXIII, La vision de l’invisible]





On choisit, parmi les familiers de la quatrième dimension, quelques sujets qui furent chargés d’aller examiner minutieusement le monde des rêves et de se rendre compte, par eux-mêmes, des déroutants événements qui s’y passaient. Ils en revinrent fort effrayés, après quelques nuits d’observation. 
L’un deux, malgré une défense très énergique, avait eu le bras droit dévoré par un crocodile à vapeur à corps de vache ; un autre, ayant passé toute sa nuit à porter, en courant, de petits bagages d’un poids fabuleux et à les déménager d’un train dans un autre, avait été enfin dépouillé de ses derniers vêtements et des os de son squelette, en pleine campagne, par un troupeau de nuages blancs qui s’étaient montrés impitoyables. 

[Chapitre XXXIX, Les matérialisations de cauchemars à trois dimensions


Gaston de Pawlowski, Voyage au pays de la quatrième dimension (1912)


dimanche 17 mai 2015

Pas perdu pour tout le monde


À La Friche de la Belle de mai, vendredi soir, pour écouter le pianiste Wilhem Latchoumia. Soufflait un vent de tous les diables, qui tournait autour de la scène en sifflant dans une espèce de pipeau chinois acide, longues guirlandes suraiguës comme produites par un morveux pénible qu’on eût aimé gifler séance tenante*. Mais il fallait composer avec, ou plutôt passer outre car le soliste ne jouait pas du Cage mais du Pesson (Ambre nous resterons, 2007-2011) et du Scelsi (T’tai, neuvième de ses onze suites, 1953), musiques idéalement surgies du plus profond silence, et prendre modèle sur sa concentration, se hisser jusqu’à elle et jusqu’à lui, qui tenait vent debout face aux provocations du vent.

Ambre [nous] resterons est une anagramme des Ombres errantes, l’une des plus déchirantes des pièces pour le clavecin de François Couperin. Gérard Pesson en suit “pas à pas” (dit-il) l’harmonie, c’est-à-dire qu’il l'étire, la creuse, la pulvérise en une “méditation, lente, parfois presque arrêtée, allumée d’escarbilles aussi vite retombées”. Soit des feux follets sur des cendres, traversés de bourdons, d'abîmes modestes, d'ombres de gestes. La pièce est brève comme son patron, mais l’émotion qu’elle suscite est très grande.






Les reptations sourdes et les carillons, les mélopées au cœur du son de Giacinto Scelsi n'étaient pas moins superbes ; le mot je crois est envoûtant. Quarante minutes passées très vite, pas de bis, juste ce qu’il faut. J’étais content d'avoir été là, malgré les agaceries du vent — je me préparais depuis un mois à ce rendez-vous avec la musique, et le fait est que je n’avais pas vu de concert depuis presque deux ans.

Rareté délectable, mais les choses s’accélèrent. Dans une quinzaine de jours, l’occasion faisant le larron, j’irai écouter Petrouchka à la Philharmonie de Paris. Seront ainsi contentés deux appétits pas si antagonistes pour les musiques du presque rien et celles somptueuses et rutilantes.

Les deux chansons de Sibelius que voici — Un balcon sur la mer et Viens à moi, ô mort — tentent peut-être la synthèse. De toutes celles qu’il a composées ce sont mes préférées, dans le moment où je les écoute ce sont chaque fois les plus belles du monde. Les nuages datent de vendredi soir, c’est le même vent dont je parlais qui les poussait vers ma fenêtre, je lui ai seulement coupé le sifflet.







* Le vent n'a pas de joues mais il trouve des mains. En quittant La Friche**, quelques mètres après la sortie du tunnel débouchant sur la rue Bénédit, j'étais naturellement en train de me plaindre de son inqualifiable comportement pendant le concert quand il ne s'est pas gêné, lui, pour me gifler : je le comparais donc à un gamin casse-pieds avec sa flûte et, réponse foudroyante (vraiment à l'instant même où ma phrase s'achevait), un morceau de carton d'un bon mètre s'est plaqué sur ma nuque — venue de nulle part, l'imitation parfaite d'une calotte vengeresse. "Eh oh, ça va, on a le droit de critiquer", n'ai-je pu alors que m'exclamer, et vous auriez ri comme nous si vous aviez été là — mais ces à-propos fantastiques du réel sont impossibles à croire comme impossibles à dire, hélas, quand bien même on vivrait pour eux.

** "Il nomma son jardin Le Jardin selon la technique littérale à la fois brute et sophistiquée qu'emploient les collectifs d'artistes quand ils réhabilitent une friche industrielle : une ancienne usine est appelée L'Usine, une boucherie La Boucherie, une mine La Mine, une sphère privée La Sphère privée, c'est-à-dire que l'unique remplace l'indéfini. C'est-à-dire que l'art, qui est plutôt dédié au centre-ville mais qui a du mal à payer le loyer, quitte le centre-ville, prend ses valises et vient emménager à L'Usine, une ancienne usine entourée de barbelés et d'un grand terrain où peuvent courir les enfants des artistes et les animaux. Et là où auparavant il y avait des milliers d'usines textiles, des milliers de soudeurs avec leur casse-croûte de midi, des quantités de frictions familiales, il n'y a plus ensuite qu'une seule Usine luisant dans le paysage, les autres s'éteignent et se rangent gentiment derrière, ce qui évite au groupe social d'avoir trop mal en y pensant. On ne peut pas exiger de l'art qu'il réhabilite la totalité des usines. Il a déjà un travail énorme, les dossiers s'empilent devant lui sur son bureau, on ne le voit presque plus, il est pauvre lui aussi. Il a des quantités de problèmes financiers, et pas seulement au point de vue loyer. Quoi qu'il en soit, il produit déjà un premier tour de magie grammatical, le tour de magie qui rend unique. L'art est une magie. La grammaire est une magie. À l'école, les cours de grammaire me faisaient déjà ce genre d'effet, ils me mettaient dans un irrépressible état d'excitation." (E. Pireyre, op. cit., p. 80-81)



samedi 16 mai 2015

Une chose qui roule avec les yeux bandés


Plusieurs années j’ai conservé avec moi dans ma bibliothèque le livre destiné aux lycéens et étudiants que je m’étais offert lorsque je réfléchissais à ma future carrière : Les Métiers de l’édition et des livres. Dans mon exemplaire était surligné au Stabilo jaune en guise de menace le salaire annuel que ne parvient pas à dépasser une majorité des écrivains de littérature : 3 000 F [“3 000 F par an” surligné en jaune], alors que les nègres, qui écrivent vite et bien dans le but de payer leur loyer, ont un tel rendement que pour écrire des quantités de vies de stars et de navigateurs, des romans policiers, des essais politiques, ils ne sont finalement qu’une dizaine à Paris. 

Je notai dans mon cahier ce premier résultat de recherche : Dix loyers seraient semble-t-il financés à Paris par d’exceptionnelles aptitudes pour le métier d’écrire. 



[…] Pour juger de l’écart, voici la définition de l’écriture déduite des expériences que j’avais menées dans mon propre bureau […] : une chose qui roule avec les yeux bandés, une chose qui a été kidnappée et qui voyage à l’arrière d’une Mercedes noire en direction d’une fermette isolée sur des routes et des sentiers qu’elle ne doit pas voir parce qu’il lui est interdit de repartir dans l’autre sens. C’était mauvais signe du point de vue métier, c’était tout le contraire d’une vie de star ou de navigateur, et de ce fait j’admirais que cette activité qui s’en va dans l’inconnu à côté de types à lunettes fumées répondant aux questions par des grognements soit à la fois pour certains privilégiés une activité qui se passe facilement et en plein jour, quelque chose comme un plan de montage de meubles Ikea. Ainsi travaillent les nègres, selon leur génie supérieur de l’organisation […] 

Emmanuelle Pireyre, Comment faire disparaître la terre ? (Seuil, Fiction & Cie, 2006)



vendredi 15 mai 2015

La peur du noir est culturelle




« Une vache a-t-elle peur du noir ? Pas du tout. La peur du noir fut inventée au néolithique. En son temps, Cro-Magnon n’eut pas un instant peur du noir, il s’enfonça, serein, dans des sombres grottes de plusieurs kilomètre de long, il pratiqua sa peinture allongé dans des passages étroits et malcommodes, dans le noir, sans aucune visibilité, dit à voix basse Dolorès, qui, à 8 ans, se trouve terrorisée derrière le canapé du salon, depuis le début d’une panne de courant. Il faut se souvenir que la peur du noir ne fut pas un sentiment naturel, se murmure Dolorès, as-tu déjà vu des vaches qui ont peur du noir ? Ha ha ha ! Bien sûr que non. La peur du noir est culturelle et se développa au néolithique, quand Homo sapiens commença à vivre en communautés sédentaires ; nous ne voulûmes en aucun cas comparer Cro-Magnon à un animal, mais les vaches n’ont pas peur du noir, les animaux dans leur ensemble n’ont pas peur du noir. » Il est 3 heures du matin, ce chuchotement dure dans le noir complet depuis 11 heures du soir, cette litanie chuchotée par une petite fille qui parle bien français malgré un emploi proliférant du passé simple, qui parle un excellent français si l’on considère qu’elle n’est arrivée de Hong Kong que depuis deux mois. 

Emmanuelle Pireyre, Foire internationale (Les petits matins, 2012)








jeudi 14 mai 2015

Gnou presque mort au fil de l'eau





Je regardais le gnou presque mort se battant toujours contre le courant, de moins en moins, les dernières forces, et puis soudain au fil de l’eau. Vous voyez, un gnou presque mort au fil de l’eau, rougeoyant dans le soir d’une savane exsangue. Rougeoyant dans l’exsangue. Un soir dans la savane. Se battant pour vivre encore et soudain au fil de l’eau il se laisse aller. 

Le gnou se bat et il se laisse faire et il meurt. Il consent à mourir parce qu’il meurt. Le gnou est coincé, il consent, au bout d’un moment il suit le fil de l’eau. 

— Ce documentaire sur les gnous vous a impressionnée. — Ça m’a plu. 

— Qu’est-ce qui vous a plu ? — Que les gnous sont des animaux d’Afrique australe. — Vous aimeriez être un animal ? — Je sais pas. 

— Vous aimeriez être quel animal ? — Je sais pas. — Un gnou ? — Non. 
— Pourquoi pas un gnou ? — Les gnous sont cons et ils se font massacrer. 

— Mais vous aimez les gnous. — Oui. — Pourquoi vous aimez les gnous ? — Parce qu’ils sont tragiques. — Que voyez-vous de tragique chez les gnous ? — Ils sont cons et ils se font massacrer. 

La psy ça l’intéressait pas nos amies les bêtes, elle préférait parler de mes problèmes, en revenait toujours à mes problèmes qu’elle appelait nos moutons. 
— Bon bon bon, revenons à nos moutons. 

Moi nos moutons m’emmerdaient. 

Noémi Lefebvre, L’enfance politique (Verticales, 2015), p. 130-131



mercredi 13 mai 2015

Dans son marmottien natal


Ceci fut mis en boîte un soir de mars au Salon du Livre. Une demi-heure plus tôt, des bouchons avaient sauté sur le stand d'Actes Sud, du coup j'avais déjà deux ou trois verres dans le nez, d'où ce regard un peu brillant (ce qui ne veut pas dire que je le suis, brillant, tant s'en faut). 




Je tâcherai d'être sobre, le 2 juin prochain, date à laquelle j'aurai le plaisir de présenter une séance d'Un jour sans fin au cinéma Le Nouvel Odéon (c'est dans le Quartier Latin), ou plutôt de Groundhog Day car le film sera projeté, bien sûr, dans sa version originale sous-titrée. Je m'en réjouis beaucoup car je ne l'ai encore jamais vu sur grand écran — mais je vous en reparlerai. 

  

lundi 11 mai 2015

Air pour les Esclaves affricains




L'idée de faire cette vidéo m'est venue tout naturellement en tournant l'avant-dernière page de mon petit recueil Rameau perso (cet air extrait des Indes Galantes y précède une gavotte en rondeau) : voilà qui est d'actualité, ai-je pensé aussitôt, puisqu'on commémore ces jours-ci l'abolition de l'esclavage. Croyez-le ou non, l'ironie du vinyle est fortuite, je n'avais même pas vu qu'il était là. 



dimanche 10 mai 2015

Carte postale #3




Jean Sibelius – Illalle [Au soir] op. 17 n°6 ; Die Stille Stadt [La ville silencieuse] op. 50 n°5
Jorma Hynninen, baryton ; Tampere Philharmonic Orchestra, Leif Segerstam



mardi 5 mai 2015

Critique rétroactive





À un rédacteur en chef

   Cher Christian,
   Au sujet de mon article élogieux sur le roman de M***, que je t'ai envoyé la semaine dernière : je viens entre-temps de lire le livre, qui est archinul. Je voudrais du coup récrire mon papier. Est-il encore temps ?
  Amicalement,
  H.

Bernard Quiriny, "Correctifs (II)" in Histoires assassines (Rivages, 2015)


lundi 4 mai 2015

Le sommet de l'horreur




Après, je pense qu’une fois mort, ça va. Tant qu’on ne revient pas à la vie provisoirement. Il n’y a rien de pire que je puisse imaginer que de revenir à la vie pour quelques secondes seulement alors que je serais mort depuis trente ou trois cents ans ou deux cent mille ans. Je me réveille pour un bref instant et la vue d’une éponge sèche et racornie sur le coin d’un lavabo me transperce le cœur. La nostalgie sans doute. Le sommet de l’horreur serait que je me réveille et que tout ce que je puisse observer soit mon propre visage dans un miroir, de ne rien voir d’autre que moi dans un miroir. Cela reviendrait à revivre sans revoir la vie. Gâcher ma résurrection. Quel est l’intérêt de voir ce par quoi la vie est vue ? Lorsqu’on a soif, un robinet seul n’est d’aucune utilité. Il faut l’eau. Je ne sais ce qui me permet de l’affirmer mais revoir une éponge racornie sur le bord d’un lavabo suffirait à me faire éclater en sanglots. Je préférerais rester pour l’éternité devant mon éponge que d’être contraint de retourner au tombeau après une si éblouissante vision. Mais laissez-moi revoir mon visage pour quelques secondes et j’implorerai que l’on écourte ce supplice pour retrouver le confort noir de la tombe au plus vite. 

Retrouver cette chos par laquelle le monde fut vu, mal vu, MA FACE, la face de celui qui n’a pas su vivre franchement, qui s’imposerait à moi le temps d’un hoquètement du vivant au beau milieu du néant, voilà la cruauté au comble de son raffinement. Non pas de l’humour noir mais de l’humour négatif, une farce qui vous affaisse. Aussi drôle que l’arrivée d’un câble d’acier en travers de la gueule d’un mousse. Décidément et tant qu’à faire, je demande à mourir pour toujours. C’est d’ailleurs ce qui arrive en général aux gens. 


[Requin, chapitre 16. Le premier livre de Bertrand Belin fait espérer non pas une mort définitive mais un second livre de Bertrand Belin.]



samedi 2 mai 2015

Pousser un cri





Être horripilé par les litanies d'infinitifs. Le dire. Les vouer aux gémonies. Ne pas en comprendre l'increvable succès. S'en désoler. S’endormir infailliblement quand on sent venir la rengaine. S’assoupir en tant que lecteur comme à la messe. Regarder l’auteur s’enivrer avec cet alcool bon marché. Avoir envie de lui donner une pièce pour qu’il s’achète un précis de grammaire. Désirer lui ouvrir les yeux sur la beauté des phrases construites sur autre chose que cette morne pile. Se jurer d’en proscrire à jamais de ses pages la solennité robotique. Plutôt mourir qu’en reconduire ad vitam l’emphase neutre. Mourir plutôt qu’enfoncer ces clous.


vendredi 1 mai 2015

Encore une affaire d'estomac




« Nous sommes O et cela nous terrifie, d’où le besoin de porter comme des verres fumés, mais tournés au dedans de nous, afin de réduire l’éclat du dehors et nous permettre de nous dissimuler. O est le Réel. Ce que nous croyons vivre est une simple “réalité virtuelle” – une réalité devenue “vertueuse” (“lavée”) grâce aux multiples réfractions de nos fantasmes, de notre imagination, des illusions, des symbolisations, toutes choses qui finalement nous laissent avec un “réel” cuisiné, accommodé, assimilable par notre pauvre et faible capacité de digestion. » 

James Grotstein, Un rayon d'intense obscurité. Ce que Bion a légué à la psychanalyse [2007, traduction inédite arrangée par moi-même]

[Ces quelques lignes originellement en anglais tirées d'un livre qui devrait paraître en français l'année prochaine occupent une note de bas de page dans un ouvrage traduit de l'italien que je corrige en ce moment (vous suivez ? prenez donc du bicarbonate), mais malgré toutes ces réfractions elles m'ont quand même paru lumineuses. Wilfred Ruprecht Bion est un médecin né dans l'empire des Indes, pionnier de la psychanalyse de groupe, qui en 1932, à la Tavistock Clinic de Londres, eut pour patient un certain Samuel Beckett.]