jeudi 21 novembre 2013

Le cousin d'une vieille bête

   


"Nous avons des amis qui nous semblaient, dans l’intimité, extraordinaires, et qui s’étant ensuite « produits », n’ont rien « donné ». Inversement, à d’autres il ne manquait, pour que nous proclamions le talent ou le génie que nous leur reconnûmes plus tard, que de ne pas dîner en ville avec nous, que de ne pas avoir cet aspect familier de camarades sous lequel on ne se figure pas, d’habitude, dans des imaginations fort arbitraires d’ailleurs et conventionnelles, l’homme éminent.
    Je crois que ces deux sortes — contraires — de fortune, ont lieu aussi pour les livres. Un manuscrit qui semble chef-d’œuvre, pâlit à l’imprimé, se réduit à rien. Mais d’autres en qui les errata de la dactylographie semblaient une infirmité congénitale, que nous recevions comme une confidence en cherchant à être impartial, se montrent tout d’un coup, une fois imprimés, ce qu’ils étaient vraiment et ce que la chrysalide empêchait de voir, des œuvres puissantes ou délicieuses.
    Ce second phénomène s’est produit pour vos Lettres. Je n’avais pas su les juger sur le brouillon. L’impression coupe l’amarre. Elles planent maintenant pour tout le monde, je ne me crois plus obligé à la sévérité du confesseur, je lis librement, en étranger, d’autant plus en ami, en admirateur, j’ai peine à reconnaître certains passages, je tâche de me persuader pour ne pas incriminer l’infirmité de mon jugement, que cela a été très modifié."

Marcel Proust à Jacques-Émile Blanche, août 1915



   " — Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
    — C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.
    — Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
    — Alors poser la question c’est la résoudre ? dit le docteur.
    — Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête."

[Du côté de chez Swann]



"Croiriez-vous que ce matin j’ai lu un article de Franc-Nohain croyant que c’était de Barrès et ne m’en suis pas aperçu. La puissance de la suggestion en art est énorme."

Le même à Reynaldo Hahn, le samedi 21 novembre 1914


lundi 18 novembre 2013

dimanche 17 novembre 2013

Un moyen infaillible



"Pourquoi le nierais-je ? Il n’y a pas grand sens à parler de ma “part littéraire”, car je ne fais pas de différence entre cette part et les autres, elle joue 1 si grand rôle dans ma vie que la masquer serait non seulement trahir ma personne mais encore ma conception même de l’art. Si je voulais résumer en 1 formule le rôle que la Littérature a joué dans ma vie, je dirais que mes lectures ont été plus déterminantes que mes expériences. Dès ma plus tendre enfance j’ai vu le monde à travers les livres et je me suis rapproché des clercs (parfois morts, souvent vivants) pour lesquels cet axiome avait la même valeur ; j’ai vu ma sensibilité initiale, déjà vive, mutlipliée à l’infini par cet aliment insatiable, j’ai senti dans la lecture puis dans l’écriture le moyen infaillible de démultiplier, d’intensifier la vie. Intact aux drogues et dérivatifs que la plupart des gens se trouvent dans l’obligation d’absorber pour fuir les conditions qui leur sont faites, j’ai voué 1 culte immédiat au Verbe, dieu unique se présentant sous 1 double nature (lire/écrire). Dès le départ (qui signifie aussi : séparation), j’ai senti ma différence d’avec les autres hommes, ceux pour qui le réel, se suffisant à lui-même, procurait des satisfactions auxquelles je ne pouvais adhérer sans malentendu. Certes, pour écrire, il faut désacraliser la littérature, mais comme il faut l’avoir sacralisée pour devenir écrivain !" 

Thomas Clerc, Intérieur (2013), p. 253





vendredi 15 novembre 2013

Minuscule entreprise




« […] si un homme aime un métier indépendamment de toute question de réussite ou de célébrité, les dieux lui ont fait signe. Certes, il peut éprouver aussi une vocation générale, un goût pour tous les arts, et je crois que cela arrive souvent — mais la véritable marque de sa vocation est cette laborieuse partialité pour l'un d'eux, cet irrépressible élan vers son accomplissement technique et (peut-être par-dessus tout) cette candeur de l'âme qui lui fait traiter sa minuscule entreprise avec la gravité qui convient au gouvernement d'un empire, comme si la plus légère amélioration méritait d'être accomplie sans mesurer sa peine, et son temps. Le livre, la statue, la sonate doivent être entrepris avec la bonne foi irrationnelle et l'application que mettent les enfants à leurs jeux. Est-ce que cela en vaut la peine ? Quand un artiste en vient à se poser cette question, la réponse implicite est toujours négative. L'idée n'en vient pas à l'enfant, tandis qu'il joue au pirate sur le canapé du salon, pas plus qu'au chasseur poursuivant son gibier, et la sincérité de l'un comme l'ardeur de l'autre doivent s'unir dans l'âme de l'artiste. »

R. L. Stevenson, 
Lettre à un jeune homme qui se propose

d'embrasser la carrière artistique (1888)



dimanche 10 novembre 2013

Il y en a et ils ont des clubs


« Le concert auquel nous avions souscrit aléatoirement était un duo piano et alto dont le répertoire alliait de grosses légumes du classique et quelques noms inconnus, slovènes pour la plupart. Je fis croire à Éléna que l’un d’eux était un célèbre compositeur ukrainien. Ah bon, tu ne connais pas ? fis-je, les sourcils haussés de son incompétence. Tu me prends pour une bille, hein ? répondit-elle. Le concert a commencé. Les deux prestataires, dans leur queue-de-pie, firent un petit coucou au public. Je me demande si c’est bien réglementaire, tout ça, glissai-je à Éléna. J’ai alors entendu un chut venant du rang derrière nous, un fanatique des bruits de réglage de la hauteur du tabouret (il y en a et ils ont des clubs). C’était un peu gauche comme jeu, mais nous nous fîmes si bien à cette gaucherie que le duo sembla s’améliorer de lui-même en jouant. Ça te plaît, toi ? chuchota Éléna. À peu près, répondis-je. On voit bien que le problème ne vient maintenant plus que des morceaux et non des interprètes. Chut, m’intima-t-on encore derrière. Bon ça va Columbo, ai-je dit à l’aveuglette (je crois bien que ça l’a calmé). On commençait à s’ennuyer ferme. D’un geste j’ai suggéré à Éléna de se faire la malle. Elle m’a répondu par un regard perçant qui signifiait que toute chose peut être bonne dans ses derniers moments (qu’est-ce qu’elle en jetait). Je me suis alors enfoncé dans mon fauteuil en nourrissant le projet idiot et ancestral de piquer un roupillon pendant un concert. Mais Éléna m’a donné un petit coup sur l’épaule pour me tirer de mon repos tout en me désignant sur le programme la pièce qui allait venir et qui d’ailleurs était la dernière du concert, en quoi il n’était pas raisonnable que je commence pour si peu de temps un nouveau cycle de sommeil. C’était le Ich ruf zu dir Herr Jesu Christ de Bach, je me suis relevé sur ma chaise en chuchotant à Éléna qu’en effet je n’allais pas rater ça, dont je n’avais jamais entendu parler. Comme entre chaque morceau, les deux joueurs firent quelques étirements des doigts, puis ils jouèrent ; ce fut l’altiste qui attaqua sur une note grave et lancinante, bientôt rejoint par le pianiste, plus espiègle. La musique dessinait peu à peu sa géographie, d’abord plate, puis sinueuse, puis vallonnée, et aurait fait un synesthète du plus obtus des butors. » 

Clément Bénech, L’été slovène (2013)