mardi 21 juillet 2015

L'ermite furieux






— J’ai déchiffré ça hier, à travers l’interstice de paupières douloureuses et un voile de larmes simplement physiologiques, sans la moindre connotation de tristesse ou quoi, deux heures après que mon médecin a diagnostiqué sans appel, à l’examen de mon œil droit tuméfié et rougeâtre, une méchante et maudite conjonctivite virale. Je ne pourrai donc rien lire dans les prochaines semaines – deux, peut-être quatre – et n’écrire qu’à grand-peine. C’est mon karma. Pas de quoi se faire ermite. Il faut prendre la chose avec philosophie. 
— C’est ça. Mon œil. 
— On ne peut rien te cacher. Je suis fou de rage. Heureusement que Mompou me calme.




mardi 14 juillet 2015

Un pli à prendre





Bref, c'est peut-être le manque d'habitude, mais il nous serait dur d'être des dieux. 

Villiers de l'Isle-Adam, Isis (1862)


samedi 11 juillet 2015

Une sorte de tourment organisé



[A.K.]


   La communication qui s’établissait entre moi et le monde (et qui me noyait de façon irrémédiable dans l’uniformité de la matière brute) me permettait de voir que les choses peuvent être inoffensives, sentiment aussi fort que la terreur qu’elles m’inspiraient autrefois. Leur caractère inoffensif provenait d’un manque universel de force. 
   Je sentais vaguement que rien dans ce monde ne peut aller jusqu’au bout, que rien ne s’accomplit. Ainsi la férocité des choses s’épuisait, elle aussi. C’est de la sorte que germa en moi l’idée de l’imperfection de toute manifestation en ce monde, même surnaturelle. 
   Dans un dialogue intérieur qui ne prenait jamais fin, il me semble, tantôt je narguais les puissances maléfiques qui m’entouraient, tantôt je les adulais bassement. Je pratiquais certains rites étranges, mais non dépourvus de sens. Ainsi, après avoir parcouru un certain trajet, fût-il très compliqué, pour rentrer je refaisais toujours le trajet exact en sens inverse : c’est que je ne voulais pas décrire en marchant un cercle qui renfermât des maisons et des arbres. En cela ma marche ressemblait à un fil ; si, une fois déroulé, je ne l’avais pas réenroulé en prenant à rebours le même chemin, les objets pris dans la boucle seraient restés à jamais étroitement attachés à moi. Par temps de pluie, j’évitais de toucher du pied les pierres sur lesquelles couraient des filets d’eau : c’était pour ne rien ajouter à l’action de l’eau, ne pas intervenir dans l’exercice de son pouvoir élémentaire. 
   Le feu purifie tout. J’avais toujours une boîte d’allumettes dans ma poche. Quand j’étais trop triste, je frottais une alumette et je passais mes mains sur la flamme, d’abord l’une, ensuite l’autre. 
   Il y avait dans tout cela une mélancolie d’exister, une sorte de tourment organisé d’une façon normale, dans les limites de ma vie d’enfant. 
   Avec le temps, les crises cessèrent d’elles-mêmes mais leur souvenir ne cessa de m’habiter intensément. L’adolescence me débarrassa de ces crises, mais l’état crépusculaire qui les précédait et le sentiment de la profonde inutilité du monde qui les suivait devinrent pour ainsi dire ma disposition habituelle. 
   L’inutilité emplit les creux du monde comme un liquide qui se répandrait de tous côtés […] 

Max Blecher (1909-1938), Aventures dans l’irréalité immédiate (1936)


vendredi 10 juillet 2015

Récit du pêcheur





— Nous ne serons plus jamais triste, tu m'entends ?

[Manuel de Falla, Romance del Pescador (El Circulo magico) in El Amor brujo]



jeudi 9 juillet 2015

L'adéquation



[sa maison natale à Salem, dans le Massachusetts]




[Dimanche] 14 juillet 1850. 

La cime des châtaigniers a l'air blanchâtre, car ils sont, je crois, en fleurs. La saison des framboises vient de se terminer. Les groseilles commencent à mûrir. Les fraises ont pratiquement disparu la semaine dernière. 
Le langage — le langage humain — n'est, après tout, à peine guère mieux que le croassement et le caquètement des oiseaux ou d'autres bruits de la nature à l'état brut ; il est, quelquefois même, moins adéquat. 


*

La cime des châtaigniers est étrangement fournie comme si elle jouissait d'un soleil plus doux. Le 16 juillet 1850. Le mot "blanchâtre" utilisé ci-dessus ne convient pas. 

Nathaniel Hawthorne, Carnets américains, p. 379



lundi 6 juillet 2015

99% des manipulations interhumaines




[Hakuin Ekaku (1685-1768), Deux aveugles sur un pont]




[Après que l’auteur, à la suite de son texte, a longuement douté de la viabilité d’icelui, craignant qu’il ne soit perçu comme une “branlette métaformelle postroublarde” (p. 211) quand il espère communiquer à sa “lectrice” un sentiment vital pour lui, et s’avisant que son problème pourrait être résolu en interrogeant directement ladite “lectrice” :] 

Avec cette solution, le truc c’est qu’il faut être honnête à 100%. C’est-à-dire plus seulement sincère, mais presque à nu. Pire qu’à nu — désarmé, plutôt. Sans défense. “Cette chose que je ressens, je ne saurais la nommer précisément mais elle me semble importante, est-ce que vous la ressentez aussi ?” — âmes sensibles s’abstenir. Déjà, elle se rapproche dangereusement de “Est-ce que vous m’aimez un peu ? S’il vous plaît dites que oui” alors que vous savez pertinemment que 99% des manipulations interhumaines et autres jeux de pouvoir à la con existent précisément à cause de la notion que ce genre de choses sans ambages sont tenues pour obscènes. C’est même l’un des tout derniers tabous interpersonnels que nous conservons, ce genre d’interrogations nues et obscènement directes. On les juge pathétiques et désespérées. 

David Foster Wallace, Octet (1999)
in Brefs entretiens avec des hommes hideux (Au diable vauvert, 2005)