dimanche 22 janvier 2012

Le certain, l’incroyable


« C’est au pied de l’avant-dernière tour que le poète (qui demeurait comme étranger aux spectacles qui émerveillaient les autres) récita la brève composition qui est aujourd’hui indissolublement liée à son nom et qui, comme le répètent les historiens les plus subtils, lui procura en même temps l’immortalité et la mort. Le texte en est perdu. Plusieurs tiennent pour assuré qu’il se composait d’un seul vers, d’autres d’un seul mot. Le certain, l’incroyable est que le poème contenait, entier et minutieux, l’immense palais avec toutes ses célèbres porcelaines, chaque dessin de chaque porcelaine, les ombres et les lumières des crépuscules et chaque instant malheureux ou heureux des glorieuses dynasties de mortels, de dieux et de dragons qui y vécurent depuis l’interminable passé. Les assistants se turent, mais l’Empereur s’écria : « Tu m’as volé mon palais », et l’épée de fer du bourreau moissonna la vie du poète. 
D’autres racontent l’histoire autrement. Dans le monde, il ne saurait y avoir deux choses égales. Il a suffi, disent-ils, que le poète prononce le poème pour que le palais disparaisse, comme aboli et foudroyé par la dernière syllabe. Il est clair que semblables légendes ne sont rien que fictions littéraires. Le poète était l’esclave et l’Empereur mourut comme tel. Sa composition fut oubliée, parce qu’elle méritait l’oubli. Ses descendants cherchent encore, mais ne trouveront pas le Mot qui résume l’univers. » 

Jorge Luis Borges, El Hacedor (1960)



samedi 21 janvier 2012

Une pitié immense





"En traversant une place entourée de portiques surmontés de maisons dont les volets étaient tous clos, les phares de la voiture éclairèrent pour un instant, violemment, un grand bassin au milieu duquel une fontaine jaillissante faisait une grande tache blanche. 
L’aspect de cette fontaine qui, au milieu de la place déserte, dans cette petite ville profondément endormie, dans les ténèbres, le silence et la solitude, continuait à jaillir, à jeter en l’air à profusion ses gerbes d’eau, à faire monter son chant dans la nuit profonde, réveilla en Monsieur Dudron des sentiments étranges et hautement métaphysiques. Il ressentit tout à coup une pitié immense pour la fontaine et aussi une espèce de honte de devoir fuir et l’abandonner de nouveau dans le silence, la solitude et l’obscurité. Oui, il aurait fallu arrêter immédiatement la voiture, courir frapper aux portes des maisons, réveiller tout le monde, faire sonner les cloches, apporter des torches, allumer toutes les lumières, accrocher des lanternes vénitiennes sous les portiques, mettre aux balcons et aux fenêtres des tapis et des festons, tresser des guirlandes, faire venir des musiciens avec leurs instruments, organiser des danses, ouvrir des tonneaux de vin, remplir la place de peuple en liesse, enfin faire quelque chose pour que la pauvre fontaine ne restât pas seule à jaillir et à chanter seule au milieu du grand désert et du silence de la nuit. Mais la voiture passa vite et Monsieur Dudron, avec un serrement de coeur, vit la fontaine s’enfoncer et disparaître dans l’obscurité." 

Giorgio de Chirico, Monsieur Dudron, roman (1929-1945) 
éd. de la Différence, 2004



mercredi 11 janvier 2012

Un fouillis de lignes





« L’Oiseau devint vieux, et personne ne comprenait plus ses tableaux. On n’y voyait qu’une confusion de courbes. On ne reconnaissait plus ni la terre, ni les plantes, ni les animaux, ni les hommes. Depuis de longues années, il travaillait à son œuvre suprême, qu’il cachait à tous les yeux. Elle devait embrasser toutes ses recherches, et elle en était l’image dans sa conception. C’était saint Thomas incrédule, tentant la plaie du Christ. Uccello termina son tableau à quatre-vingts ans. Il fit venir Donatello, et le découvrit pieusement devant lui. Et Donatello s’écria : « Ô Paolo, recouvre ton tableau ! » L’Oiseau interrogea le grand sculpteur : mais il ne voulut dire autre chose. De sorte qu’Uccello connut qu’il avait accompli le miracle. Mais Donatello n’avait vu qu’un fouillis de lignes. 

Et quelques années plus tard, on trouva Paolo Uccello mort d’épuisement sur son grabat. Son visage était rayonnant de rides. Ses yeux étaient fixés sur le mystère révélé. Il tenait dans sa main strictement refermée un petit rond de parchemin couvert d’entrelacements qui allaient du centre à la circonférence et qui retournaient de la circonférence au centre. » 

Marcel Schwob, Vies imaginaires (1896)



dimanche 1 janvier 2012

Un ouvrage infini


« Ce furent de beaux voyages. Un jour, à Chartres, comme on réparait les grandes orgues, nous demandâmes la permission de passer sur la galerie du toit et d’examiner la face externe des verrières. Nous reconnûmes que la surface du verre était recouverte comme une peau des plus fines gravures ; les siècles l’avaient ouvragée millimètre par millimètre de tailles microscopiques ; ici ses rides s’incrustaient de la fine crasse qu’y déposait en s’envolant la poussière de la rue ; là des aspérités, des milliers de petits cristaux pareils à du papier de verre ; ailleurs l’usure, le poli de soie du diamant non taillé ; plus loin un bourgeonnement diapré d’efflorescences, une irisation d’infiniment petits, un semis de trous minuscules en forme de coquillages ; partout un ouvrage infini qui décomposait la surface et y déterminait les jeux de milliers de prismes pour filtrer, exalter, glorifier la lumière. Et je compris que la perfection n’est pas le fait de la main de l’homme : c’est la mystérieuse collaboration du ciel et des épreuves que son œuvre doit subir. Ce furent de beaux voyages. » 

Rudyard Kipling, Souvenirs de France (1933)