mardi 30 septembre 2014

Trop d'étrangeté d'un coup

[Sept ans après, je lis plus que jamais Hoffmann à Tôkyô comme si c'était le livre d'un autre. J'ai ce matin (il pleut) un petit faible pour le huitième chapitre, Le Palais impérial.]




C'est une chose apparemment commune, de l'eau tombant du ciel. Mais si c'est une eau tiède et douce, qu'elle tombe en gouttes fines et régulières et diffuse une lumière grise, rehaussée d'un blanc frémissant sur les contours des objets qu'elle frappe, et qu'elle nimbe subitement la statue d'un shôgun comme il passe devant les hautes murailles de Chiyoda-ku, c'est une chose folle, inconcevable. 
Ernst n'a pas dormi depuis près de quarante-huit heures, la désinvolture avec laquelle son cerveau associe d'habitude le mot pluie à ce phénomène n'est plus que l'ombre d'elle-même. Le prodige demeure et sa stupéfaction s'accroît, les ombres aussi et l'éclat qui les frange, l'effet produit est tout à fait semblable aux premiers scintillements du cinématographe. 
Il n'y avait pas, dans un périmètre immédiat, âme qui vive. Un corbeau vint se poser sur la tête du shôgun, qui du coup n'eut plus l'air si sévère, Ernst allait en sourire. Statue, pluie et corbeau, ces trois éléments combinés ne formaient pas une vision datable. Cette incertitude, d'autant plus saisissante qu'elle prenait place en un temps, le matin, que son corps ne reconnaissait pas, pour lui c'était obstinément la nuit, fut la source dans le coeur de ce corps d'une émotion intense, comme la confirmation extérieure de ce qui, depuis deux jours, tenait lieu plus haut de pensée. Sans qu'il y soit pour rien, la réalité se diluait et pour finir se niait. C'était trop d'étrangeté d'un coup. 
Son émoi n'avait rien à voir, que Gautama le dévore s'il mentait, avec la fable morne de l'oiseau perpétuel et du marbre frivole, sous la pluie de l'éternité. Son esprit avait mieux à faire que de se la rejouer, c'est-à-dire qu'il ne faisait rien que de béer devant l'apparition. Ce moment de légende dura ce qu'il dura jusqu'à ce que, une fois de plus, le corps triomphe et rétablisse le réel dans ses droits, il avait froid. 
Ernst n'eut alors qu'à tourner la tête pour découvrir le XXIe siècle sur le boulevard de Hibiya, et le ballet des parapluies sous les immeuble de standing du riche quartier d'Ôtemachi. Ses oreilles, simultanément, se débouchèrent. Mais des oreilles se bouchent-elles sur commande ? La vision avait dû être brève, profiter d'un silence du trafic, d'ailleurs un corbeau ne s'attarderait pas, sous une averse, à découvert. La statue n'avait pas bougé. Ernst, à regret, s'en éloigna, elle disparut à jamais. 


dimanche 28 septembre 2014

Sept coulées de lave ardente



[Truman Capote à Robert Linscott, mai 1947]

J'ai repris mon roman, et c'est vraiment tout ce que j'aime, et je viens d'en écrire deux pages, et oh ! Bob, je veux que ce livre soit très beau, parce qu'il me paraît essentiel, aujourd'hui plus que jamais, qu'un écrivain cherche à très bien écrire, le monde a perdu la tête, l'art seul est sain d'esprit, et une fois dispersées, une à une, les ruines des anciennes civilisations, la preuve est faite qu'il ne demeure que les poèmes, les tableaux, les sculptures et les livres.


 [du même au même, Taormina, 2 décembre 1950]

L'Etna s'est réveillé la semaine dernière — catastrophe qui se prolonge : chaque jour une nouvelle éruption. Je l'aperçois en ce moment de l'endroit où je suis assis — sept coulées de lave ardente s'échappent du cratère, vision terrifiante mais d'une incroyable beauté, surtout la nuit. 



vendredi 26 septembre 2014

Nuit d'ivresse au Nankin






Toujours l’histoire chinoise. Ne cesse de penser au terrible sort d’une concubine sans nom, dernière favorite de l’empereur Lieou Pang, au deuxième siècle de l’autre ère, qui sitôt celui-ci refroidi fut la victime de la vengeance de Lu, sacrée impératrice douairière après toute une vie d’influence. Lu ordonna que sa rivale plus jeune eût les pieds et les mains coupées, qu’on arrachât ses yeux, qu’on brûlât ses oreilles ; puis elle détraqua son esprit au moyen d’une drogue stupéfiante et la fit jeter dans la porcherie du palais, où on la nourrissait de détritus ; les chroniqueurs du temps parlèrent de truie humaine... Les hommes entre eux ne valent pas mieux. Cinq siècles et des poussières de jade plus tard, le trône de Nankin ployait sous le poids du Porc, monarque ainsi nommé parce qu’il était obèse. En mourant, nous dit l’historien (René Grousset, 1942), le Porc légua le trône au fils de son mignon. Mignon, c’est vite dit, écoutez la suite : Cet empereur de hasard, gamin précoce (couronné à dix ans, tué à quinze), montra une telle férocité qu’on dut le décapiter en profitant d’une nuit d’ivresse (477). Un Hun, Che Hou, avait régné brièvement sur la Chine du Nord un siècle auparavant ; de temps à autre, les jours de fête, son fils faisait tuer et rôtir la plus belle fille de son harem, servant le corps à ses convives tandis que la tête crue passait à la ronde dans un plat pour prouver qu’on n’avait pas immolé la moins belle. Che Hou fermait les yeux et d'ailleurs, on se pince, il fut des plus zélés protecteurs du bouddhisme


mercredi 24 septembre 2014

Vieil empire





Je lis une Histoire de la Chine. À l’époque des royaumes combattants, vers le troisième siècle avant Jésus-Christ, le pays de Ts’in, en l’espace d’une soixantaine d’années, coupa ou fit couper un million cent trente-deux mille têtes (calcul maison). Remettant en honneur les pratiques cannibales de l’humanité primitive, les chefs, pour accroître leur prestige, n’hésitaient pas à jeter l’ennemi vaincu dans des chaudières bouillantes et à boire cet horrible bouillon humain, mieux encore, à obliger à en boire les parents de leur victime. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais leur théorie des couleurs, à propos des nombres, me convainc davantage que les voyelles d’Arthur : 1 noir, 2 rouge, 3 vert, 4 blanc, c’est l’évidence même. Rimbaud retient le bleu et oublie le jaune, ce que les Chinois se gardent de faire (c’est le 5, la terre, le centre). Le noir c’est le nord et le vert c’est l’est. Cent ans sont l'extrême limite de la vie humaine, rumine Yang-tseu entre deux guerres, l'enfance portée sur les bras et la décrépitude radoteuse en occupent la moitié. La maladie et la douleur, les pertes et les peines, les craintes et les inquiétudes remplissent le reste. Qu'est-ce que la vie de l'homme, quel en est le plaisir ? Cependant, un brin d'herbe vaut l'univers ; le tao est dans la fourmi, dans la brique et dans l’excrément, mais le tao qui peut être nommé n’est pas le tao véritable.



lundi 22 septembre 2014

Reconnus


“À huit ans, sur la scène de l’Opéra, j’ai serré la main du Préfet qui m’a remis le prix d’excellence des écoles. Récemment j’ai serré la main du Préfet qui m’a remis une assiette de petits-fours. Quand on part de trop haut, la vie n’est qu’une lente dégringolade.” 

Guy Robert publie ces jours-ci chez l’Arbre vengeur Reconnus, son “premier livre ou presque”, qui est une sorte d’autobiographie minimale, et pince-sans-rire, se dessinant peu à peu mais très vite, car l’ouvrage est bref, à travers l’évocation des “gens connus” qu’il a pu croiser dans sa vie (il est né en 1956). Gens connus au sens large, de Paul Préboist à Leonid Brejnev en passant par Louis Aragon et sa grand-tante, je veux dire la grand-tante de Guy Robert, qui fut, nous apprend non sans fierté son petit-neveu, la maîtresse d’Yves Montand, mais à l’école maternelle de la Cabucelle, où le chanteur-acteur "la ramenait moins". Corniche, soupe de poissons, quelques autres détails vendent la mèche, Guy Robert (qui ne la ramène pas) est un gars de Marseille — je lui y ai moi-même serré la main, au siècle dernier comme pas plus tard que cet hiver, sous l’œil d’ailleurs d’Éric Chevillard qui, décidément le monde est petit, signe la préface de Reconnus, quand il n’apparaît pas himself dans le corps du texte, entre les Rolling Stones et Raymond Barre. Passe également en coup de vent le fantôme de Georges Perec : Je me souviens n’est pas bien loin. Malgré son découpage rythmé et son ton lapidaire, le livre résiste à la citation, ses meilleures blagues se préparent en deux ou trois coups, sa forme fragmentaire a de la suite dans les idées. Cependant : 

“À coup sûr, ce yorkshire ignore tout de la carrière et ne pourrait citer une seule chanson de Nicoletta dans les bras de qui il se pavane devant le centre de thalassothérapie. La chanteuse n’est visiblement pas affectée par ce déficit de notoriété. C’est à leur modestie qu’on reconnaît les grands artistes.”



dimanche 21 septembre 2014

Une certaine terreur




"Le martyre n'était pour moi qu'une forme tragique du scepticisme, une tentative d'accomplir par le feu ce qu'on n'a pu accomplir par la foi. Aucun homme ne meurt pour ce qu'il sait être vrai. Les hommes meurent pour une chose qu'ils souhaiteraient vraie car, au fond de leur cœur, une certaine terreur leur dit qu'elle ne l'est pas."

Oscar Wilde, Le Portrait de Mr. W. H. (1889)



samedi 20 septembre 2014

Malaises à prévoir



[Vialatte à Paulhan, septembre 1955] 

Mon cher J.P.,
J’étais encore plein de remords d’avoir dû vous refuser ce papier Mann [Thomas, qui vient de mourir] quand l’événement m’a donné raison : je ne peux compter sur rien en ce moment ; les repas me mettent knock-out. Ils m’endorment pathologiquement. Je me réveille quatre, cinq heures après, groggy, ahuri, malade comme un chien ; si bien que j’attaque à 19 heures (et dans quel état !) une journée de travail pour laquelle je me suis levé à 7. Comment faire face à mes engagements ? Il y faut des prodiges. Que serait-ce si j’avais accepté en plus, d’ici deux jours mobilisés par Match, Milena (révisions), les variantes du Procès (révision), le vitrier, le plombier, le fumiste (tout tombe), les allées et venues d’un neveu que je découvre pour la première fois de ma vie, un courrier de cinq ans de retard, une mosaïque de courses, de téléphones, d’autobus, de malaises à prévoir, de disputes conjugales courantes, l’indignation à laisser refroidir, les quiproquos de ma femme de ménage à réparer (surtout dans ma bibliothèque ; effrayant !), que serait-ce si j’avais accepté en plus la responsabilité d’un article sur un écrivain dont je ne connais bien qu’un ou deux aspects, pour une revue qui exige, à bon droit, le maximum ? Et avec une documentation pétrie par ma femme de ménage dans un magma de brochures, informe (par définition), et mélangé à de la mort-aux-rats ! Autant chercher la crotte n° 3042 bis dans l’intestin d’une chèvre éventrée. 
Voilà. J’avais quatre ou cinq choses à vous dire. J’ai déjà plus d’une page pour la première. C’est un signe de fatigue profonde. Je ne cesse plus d’écrire des pages sur un détail quand je suis fatigué. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai peur à l’idée de faire un roman. Je sais que c’est dans l’extrême fatigue et l’inconscience que s’échappe le flot. Et je ne veux plus de la fatigue, ni des maux de crâne, d’un œil qui reste en arrière de l’autre (et trop à droite), ni des spasmes de l’intestin, ni des enflures du maxillaire. Je n’en veux plus. J’en ai horreur. Je les maudis. Je les exècre. Poursuivons.



vendredi 19 septembre 2014

Entrer le chapeau mou en deçà des calculs du temps



[Vialatte à Paulhan, novembre 49]

Que veut dire exactement Derain quand il affirme qu'"au-delà de tous les calculs de temps il y a le chapeau mou" ? Je sens ça tellement consolant que j'aimerais bien le comprendre à fond pour m'en servir beaucoup. (Ce n'est pas le temps météorologique ?…) De toute façon, c'est grisant. Ça a l'air d'une recette, d'une panacée. 

[…] Le mot de Derain, je ne sais plus où je l'ai vu cité. Il me paraît grand à force d'être irréfutable. Comment faire, en effet, entrer le chapeau mou en deçà des calculs du temps ? Il faut bien qu'il soit au-delà ! Peut-être après tout n'est-il pas de Derain ? Je me serai trompé au portemanteau. C'est quand même quelque chose dans ce monde transitoire de pouvoir s'accrocher au chapeau mou. 




D'autant plus que dans mon quartier le ciel est très gris. Il fait l'après-midi une lumière du Hanovre. Et les journaux assurent qu'en Bretagne, il y a un diable qui fait sauter des moutons en caoutchouc. (Que deviendrait-on si la vie n'était pas si pleine d'arbitraire, de précision et d'inattendu ? Vous rappelez-vous ce violoniste de Selma Lagerlöf qui quitte tous les ans, au printemps, son château, sa femme et ses enfants, parce qu'il trouve que la vie est si diverse et magnifique ? Il en crève ! Il veut aller goûter d'elle "son amertume, sa richesse et sa folie". En dansant chez sa voisine, je crois ; mais peu importe. Comme on le comprend ! Moi, c'est l'idée de ce mouton en caoutchouc qui saute sous le feu en Bretagne sous l'œil lointain du chapeau mou qui me transporte. On a toujours envie d'aller voir. Et à chaque instant ça se transforme. Il reste ça. Qui se moque de nous ? […] Pourquoi ce monde est il si inexplicable et enivrant ? Tout est gratuit, tout est merveille. Ce mouton-ci nous cache la mort.) 
Excusez ces métaphysiques […]




jeudi 18 septembre 2014

Des choses assez spéciales




[Alexandre Vialatte à Jean Paulhan, 
le 30 décembre 1927] 

J’ai fait la connaissance ici d’un régisseur lituanien, mahométan de naissance et bouddhiste d’adoption, qui brûle pour la chanson populaire polonaise comme c’est son droit le plus strict. Éventuellement vous intéresseriez-vous à des traductions de chansons populaires polonaises pour la N.R.F. ? Si oui je pourrais vous en envoyer des échantillons s’ils m’en paraissaient valoir la peine ; vous jugeriez alors de l’opportunité de la chose. Sinon dites-le-moi tout de suite, s’il vous plaît, pour m’éviter le travail inutile. 


[Paulhan à Vialatte, le 5 janvier 1928] 

Je n’ai aucune confiance dans les chansons polonaises. C’est une fin bien triste pour un mahométan. Pourtant, s’il y en a de bien, envoyez-les-moi. 


[Vialatte à Paulhan, le 8 janvier 1928] 

Croyez que j’apporte toute la méfiance voulue dans la question mahométane des chansons polonaises […] Ce serait des choses assez spéciales, paraît-il ; le pendant polonais de la chanson bretonne ou provençale. Le régisseur bouddhiste, curieux de folklore slave, affirme qu’on s’est trompé en localisant le mystère en Russie ; sa dernière citadelle, et la surprise à venir du siècle, serait la Pologne inconnue. Je veux bien, si ça se prouve. Je vous tiendrai au courant. 


[Il ne sera plus jamais question de chansons polonaises dans la suite de leur correspondance. Vialatte, qui a 26 ans, est en train de traduire La Métamorphose, que Paulhan trouve “tout à fait bien”. Gaston Gallimard, lui, a de sérieux doutes sur les chances de succès en France de ce Kafka.]



mercredi 17 septembre 2014

"En finir avec l'infini"



L’ouvrage de Sir Wilford Stanley Gilmore était assez volumineux, soit plus de deux mille pages, et l’éditeur, dans un court avant-propos — de façon plutôt inhabituelle —, au lieu d’exprimer, comme c’était l’usage, sa gratitude envers toutes les personnes qui, par leur soutien, avaient rendu la publication de cet ouvrage possible, ou de recommander vivement la lecture de l’œuvre de ce savant peut-être encore méconnu du grand public, au lieu de cela, il s’insurgeait, sur un ton particulièrement véhément, contre les critiques potentielles des futurs lecteurs, pour qui partager l’ouvrage en deux volumes aurait rendu la lecture plus facile, plus confortable, l’objet plus élégant, et la violence de sa diatribe, dénuée d’explications et par ailleurs totalement injustifiée, tout comme le style abrupt et la grossièreté ahurissante du ton employé (l’auteur avait émaillé son texte de “bordel”, “enfoirés”, “connards”) donnait franchement l’impression que le rédacteur de cet avant-propos n’était pas une personne extérieure, mais l’auteur lui-même […] 


Les près de deux mille pages du livre, imprimées sur papier “pelure d’oignon”, étaient presque entièrement recouvertes de chiffres arabes […] imprimés en caractères microscopiques […], tous les nombres se succédaient selon un ordre linéaire progressif, jusqu’aux millions, aux milliards, aux billions, avec une exactitude et une précision terrifiantes, sans omettre, sans sauter le moindre nombre, le moindre chiffre, jusqu’au […] DERNIER NOMBRE, et c’est ici que l’auteur dévoilait pleinement sa pensée révolutionnaire, le plus grand nombre existant dans la réalité, car la réalité est finie, annonçait-il au lecteur aussi épuisé qu’interloqué, l’infini n’est qu’une construction fondée sur d’ingénieuses abstractions et sur la nature de la conscience humaine […], qui, étant incapable d’appréhender cette grandeur, réelle mais insaisissable, la perçoit comme infinie, et, pour elle, bien entendu, l’infini perçu et l’infini ne font qu’un, alors que cela n’a rien à voir avec la réalité de l’infini, et seules des constructions abstraites issues de théories émises par des mathématiciens dégénérés et malfaisants, qui préfèrent s’adonner au jeu plutôt qu’à la recherche de la réalité, osent énoncer des phrases du genre : à tout nombre, aussi grand soit-il, il existe un nombre plus grand que lui, et voilà, pour eux c’est amplement suffisant, voilà la preuve irréfutable de l’infini, autrement dit, la réfutation de la thèse développée dans cet ouvrage, et du travail de toute une vie, la sienne, mais pas du tout […], ce n’était qu’une construction, dont la validité ne pouvait être ni découverte ni démontrée dans la réalité, pour la simple et bonne raison que la réalité ne connaissait pas les nombres infinis, ne connaissait pas la quantité infinie, du point de vue de la réalité, la quantité infinie n’existait pas, car la réalité n’existait que dans un domaine exclusivement fini, sans quoi l’existence elle-même, la réalité elle-même, seraient impossibles, la réalité était donc de nature objective, résumait un peu sommairement Sir Gilmore, et tant qu’il existerait des choses il y aurait entre elles une distance conceptuelle, et tant que ce type de distance entre deux choses existerait dans la réalité, une réalité que moi, je ne nie pas puisqu’elle elle est la seule dont je reconnaisse l’existence, puisque seule la réalité existe, donc, tant qu’il existera une distance entre deux choses dans la réalité, même entre les plus infimes parties de la matière, tant qu’il y aura une distance entre deux particules, deux éléments, deux dieux, deux oiseaux, deux pétales de fleurs, deux soupirs, deux tirs de fusil, deux caresses, énonçait Gilmore, le monde et l’univers seront : finis, et non infinis, car l’infini — et Sir Gilmore d’entamer ici la dernière phrase de son ouvrage — ne pourrait exister que dans un seul cas, s’il existait deux choses, deux éléments, deux particules, s’il existait deux dieux, deux oiseaux, deux pétales de fleurs, s’il existait deux soupirs, deux tirs de fusil, deux caresses, sans rien, sans aucune distance entre eux, tel et le seul et unique cas où nous pourrions parler d’infini, si cette distance n’existait pas. 

L. Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac…, p. 132-142







mardi 16 septembre 2014

Tout semblait normal





"Tout était normal, et tout semblait normal dans le monastère. Rien ne venait altérer le silence du kondô, dehors, la fumée au parfum de santal serpentait lentement depuis l’encensoir. Le Bouddha lui-même, qui avait été jadis sculpté dans du bois précieux de kashi et ne dépassait pas la taille d’un enfant, se tenait immobile, bien à l’abri dans sa boîte en bois richement dorée, à l’extérieur comme à l’intérieur, placée au centre de l’autel ; un mince panneau de bois la fermait à l’arrière tandis que les trois autres côtés avaient été finement sculptés à jour, afin d’y laisser pénétrer quelque lumière, le rendre un tant soit peu visible, et enfin lui permettre de prendre connaissance du monde lorsqu’un fidèle cherchait à capter son regard. Il n’avait pas bougé et n’avait pas changé, cela faisait exactement mille ans qu’il se tenait à la même place, au même endroit, au centre précis de la boîte en bois doré, d’une sûreté inviolable, et il se tenait impassible, dans le même costume, figé dans la même posture majestueuse, et rien dans son port de tête, dans son célèbre et beau regard n’avait changé au cours de ces mille années : il y avait dans sa tristesse une délicatesse poignante, une grandeur inexprimable, alors qu’il détournait ostensiblement son visage du monde. On racontait que s’il tournait la tête, c’était pour regarder derrière lui, regarder un moine nommé Eikan, dont les paroles étaient si belles que le Bouddha avait souhaité voir celui qui parlait ainsi. La réalité était radicalement différente, et il suffisait de le voir une seule fois pour savoir : s’il avait détourné son beau regard, c’était pour ne pas être obligé de voir, ne pas être obligé de regarder, ne pas être obligé de remarquer, s’étendant devant lui dans trois directions : ce monde pourri."

László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau (2003), p. 49-50

(éd. Cambourakis, 2010, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly)



lundi 15 septembre 2014

L'humour des condamnés à mort



“Son dernier matin venu, et son petit déjeuner terminé, alors qu’il avait déjà revêtu sa chemise sans col, les reporters furent introduits dans sa cellule, curieux de recueillir ses dernières paroles. 

Comme ils lui demandaient ce qu’il pensait de la peine de mort — poser une question semblable à un homme qui va mourir et qu’on va voir mourir, c’est faire la preuve que le vernis de civilisation passé sur notre sauvagerie est plutôt mince ! —, il leur répondit, beau joueur comme il l’avait toujours été dans sa vie : 
— Messieurs, je pense vivre assez pour la voir un jour abolie…” 



“Le prêtre m’a renouvelé sa demande de rester avec moi jusqu’à la fin. Le pauvre homme ! Pourquoi lui refuserais-je cette consolation ?” 

Jack London, Le Vagabond des étoiles (The Star Rover, 1914)



lundi 8 septembre 2014

Équivalence mortelle



"A little talent to a writer means about as much as a little talent to a brain surgeon."




Un peu de talent chez un écrivain ne vaut guère mieux qu'un peu de talent chez un chirurgien du cerveau.

Frank Sinatra dans Some Came Running 
(Comme un torrent, 1958) de Vincente Minelli



dimanche 7 septembre 2014

À l'éternité la figure




« Le lendemain, il est reçu par Mrs Powers, que le projet de sa fille a toujours épouvantée et qui l'est plus encore lorsque Edgar lui assure que de cette union dépend sa vie ici-bas et pour l'éternité. Ses déclarations passionnées résonnent à travers toute la maison, il ne se contrôle plus. "Je n'ai jamais rien entendu d'aussi terrible, écrira plus tard Hélène, de terrible qui allait jusqu'au sublime." Le jeune avocat et littérateur William Pabodie, ami et voisin de la famille, est appelé en renfort : soucieux de l'état du poète, il fait venir un médecin, le Dr Oakie, lequel diagnostique une fièvre cérébrale et prescrit un repos immédiat. La veille, 8 novembre [1848], un admirateur inconnu, client de l'hôtel Earl House, qui a connu Edgar Poe dans le hall, ou peut-être au bar, l'a traîné chez un photographe — on dit alors un daguerréotypiste — intéressé par l'écrivain célèbre. Alors, entre la prise de laudanum et les fiançailles hypothétiques, Edgar se laisse faire et pose pour offrir à l'éternité la figure de son délabrement. C'est le célèbre daguerréotype Ultima Thulé, nom dont Hélène baptisa le portrait d'un homme au bord des ultimes limites et dont l'expression asymétrique indique un début de paralysie faciale. » 

Georges Walter, Enquête sur Edgar Allan Poe, poète américain (1991), p. 435 
(éd. Phébus libretto, 1998)





[Son dernier portrait, dit daguerréotype Thompson
date de la fin septembre 1849, quelques jours avant sa mort
lamentable et mystérieuse]


« Au milieu de la cacophonie universelle, tirer de soi deux ou trois notes justes, en échange d'une vie de chien, voilà tout ce que peut espérer le poète ici-bas […] Le reste n'est qu'anecdote : qu'il ait craché sur la foule tout en lui demandant la gloire et qu'il se se soit traîné au pied de cette maîtresse, détestée de ne lui donner qu'une œillade au lieu de la place légitime dans ses bras ; anecdote aussi, que le petit garçon bien élevé, orgueil des mères, intime des fantômes aux longs cheveux de brume, n'ait jamais frayé avec les hommes ni connu la convivialité, sinon dans les vapeurs de l'eau de feu qui apporta la démence aux Indiens. »

Ibid., p. 475



vendredi 5 septembre 2014

Actualisations



une éclaircie il y a trois ou quatre ans



J'ai fini tantôt — ce ne fut pas une mince affaire — d'importer dans ces Danses de travers ceux des billets de mes précédents blogs qui me semblaient devoir le mériter ; c'est-à-dire tout de même un bon tiers d'une considérable masse de textes, de photos et de vidéos obtenue en sept ans d'oisiveté laborieuse. N'hésitez pas à visiter ces archives, et à les commenter, il ne tient qu'à vous de rafraîchir leur foncière inactualité. À ce propos, l'écrivain Pierre Lemaitre, récent prix Goncourt, a eu l'heureuse idée de signer une bien belle critique de mon Ironie du sort dans le Monde des livres daté d'aujourd'hui. Vous imaginez ma surprise, six mois après sa parution ! Ce n'est peut-être pas une rentrée en fanfare, mais c'est une douce musique à mes oreilles. 


jeudi 4 septembre 2014

Mais chose étrange




« Je me rappelle, et je suis parfaitement sincère quand je crois qu'ils ne seront que très, très peu nombreux à comprendre ce que je vais dire maintenant, je me rappelle, dis-je avec une modeste témérité, que chaque fois que je passais un vieux pont de bois, que je me trouvais devant un portail de parc, que mes yeux plongeaient sur quelque plaine, que je contemplais quelque panorama, ou que je tâchais d'évaluer, d'apprécier une ambiance matinale ou vespérale, il ne me venait que des réflexions sérieuses, sur moi et sur l'humanité, sur l'Être et le firmament, mais chose étrange, dès que je me décidais à écrire, des folâtreries se mettaient à voleter tout autour de moi, on eût dit que l'écriture me paraissait comique, en sorte que j'ai peut-être gardé beaucoup de choses sérieuses par-devers moi. Je confesse d'ailleurs bien volontiers ce détail qui me caractérise, à savoir qu'en écrivant, j'ai tu, pour ainsi dire, pas mal de choses, et cela, sans la moindre préméditation [...] » 

Robert Walser, Microgrammes



mercredi 3 septembre 2014

Gravité intersidérale




« L’on peut dire que dans le Midi le soleil triomphe moins que dans le Nord : certes il triomphe davantage des nuages, brouillards, etc., mais il triomphe moins de son adversaire principal : la nuit interstellaire.
 Pourquoi ? parce qu’il sèche la vapeur d’eau, laquelle constituait dans l’atmosphère le meilleur paravent de triomphe pour lui. Écran dont le défaut va se faire sentir : il en résulte une plus grande transparence et faculté d’imprégnation par l’éther intersidéral. 
C’est la nuit intersidérale que, les beaux jours, l’on voit par transparence, et qui rend si foncé l’azur des cieux méridionaux
 […]
 



Si l’on aime tant venir dans la région méditerranéenne c’est à cause de cela, pour jouir de la nuit en plein jour et sous le soleil, pour jouir de ce mariage du jour et de la nuit, de cette présence constante de l’infini intersidéral qui donne sa gravité à l’existence humaine. Alliance plutôt que mariage. Ici point d’illusions comme dans le Nord, point de distraction par la fantasmagorie des nuages. Ici tout se passe sous le regard de l’éternité temporelle et de l’infini spatial.
 Tout prend donc son caractère éternel, sa gravité.
 Des événements comme un ciel nuageux, un orage, une tempête, me semblent d’un ordre sordide : ce sont là travaux d’office, lessive terrestre. J’aime les régions où cette fastidieuse hydrothérapie a lieu le moins souvent possible, se produit brièvement. »

 

Francis Ponge, La Rage de l’expression



lundi 1 septembre 2014

Importer ce rien de trop





"[...] Pas fait de poésie pour n’avoir pas à la porter, valise trop lourde, préféré juste un bagage à main plus maniable pour passer deux trois trucs en douce à la douane, rien à déclarer, contrebande ma foi pourquoi pas. Déjà que le roman pèse, alors imaginez la poésie. Camouflé l’idée de composer quand même avec elle, l’air de rien, de ne pas y toucher, considérant qu’elle fait partie du kit — supplément d’outillage, supplément d’armes, self-service. Tâcher de suivre le tranchant de ce rasoir, et que ça coupe et que ça saute, scie sauteuse sur la ligne blanche.


Alors quoi : mètre, césure, boiterie, rétablissement, rejet, ce que produisent sept ou quinze syllabes, le geste en suspens, l’ombre des forêts ? Clarinette basse et jus de raisin ? Je prends.



Hypothèse-gueule de bois 1 :

- qu’un principe (ou qu’un but) de la poésie (si tout va bien) serait : rien de trop ;

- qu’on pourrait importer ce rien de trop dans le roman bien qu’il soit, consubstantiellement : trop.

(Mais peut-être ferait-on pousser aussi l’hypothèse inverse.)



Hypothèse-gueule de bois 2 :

Poésie contrebasse du roman. Certains croient mal percevoir la contrebasse dans l’orchestre. Mais retranchons-la : tout s’effondre.

(Je n’ai pas fait non plus contrebassiste.) […]" 

Jean Echenoz, Pourquoi j’ai pas fait poète

(Revue de Littérature Générale, 1995)