jeudi 25 mars 2010

Une espèce de patrie-omnibus





"Aimer autre chose que ce qui est ignoble, puant et bête ; convoiter la Beauté, la Splendeur, la Béatitude ; préférer une œuvre d’art à une saleté et le Jugement dernier de Michel-Ange à un inventaire de fin d’année ; avoir plus besoin du rassasiement de l’âme que de la plénitude des intestins ; croire enfin à la Poésie, à l’Héroïsme, à la Sainteté, voilà ce que le Bourgeois appelle « être dans les nuages ». D’où il suit que les nuages sont une espèce de patrie-omnibus pour quiconque n’est pas situé exactement au plus bas de tous les degrés de l’échelle – ce qui n’est, bien entendu, le cas de personne […]
 
Un pauvre compagnon vidangeur raclant le gratin au fond d’une fosse et songeant aux pommiers ou aux acacias en fleurs, est incontestablement dans les nuages. Un triste employé de commerce interrompant ses bordereaux pour dévorer un feuilleton de Richebourg d’où lui vient la sensation d’une pantelante littérature, est encore plus dans les nuages, si c’est possible, et on ne le lui envoie pas dire. Un notaire ivre d’amour qui fait un quatrième enfant à sa notairesse, oubliant qu’il a déjà procréé un hydrocéphale et deux avortons, est autant dans les nuages qu’on y puisse être, c’est certain, et il faudrait quelque chose comme la monstruosité d’un pharmacien faisant des vers pour y être d’une manière plus inquiétante. Je ne finirais pas, s’il fallait tout dire.
 
En somme, pour s’enlever instantanément dans les nuages, il suffit de faire, penser, vouloir ou rêver n’importe quoi de propre ou de quasi propre, ne fût-ce qu’une demi-seconde.
  
Donc ces fameux nuages si énergiquement anathémisés par le Bourgeois peuvent, hélas ! être par lui rencontrés à chaque détour. Quoi qu’il fasse, il n’est jamais sûr de les éviter et voilà pourquoi son sort, bêtement envié, est si douloureux ! On s’est souvent demandé pourquoi le Bourgeois est si cochon, si crapuleusement bas, si enfoncé dans les latrines ! Tout simplement à cause des nuages.
" 

Léon Bloy, Exégèse des lieux communs (1902)


[Première série, XXIV : ETRE DANS LES NUAGES]



vendredi 12 mars 2010

L'horizon


Écrire dix pages d’un coup, puis passer cinq jours sur deux lignes. Ouvrir le fichier sans envie, et constater que ça vient tout seul. Être excité à l’idée de s’y mettre, et quatre heures plus tard avoir changé un tiret en point-virgule. (Et revenir au tiret en fin de journée.) Ne plus comprendre ce qu’on avait voulu dire après la dix-neuvième réécriture d’un paragraphe, et le supprimer (c’était bien la peine). Cette séquence qui semblait cruciale et réclamer de longs développements, l’expédier en trois phrases. Cet épisode mineur, au contraire, grossissant à vue d’oeil, etc. Se flatter pourtant, avec une mauvaise foi digne d’éloges, d’être en mesure, à n’importe quel moment, de justifier chacun de ses choix, de le situer au sein d’un infaillible plan. 

Le livre avance ainsi, de contradictions en volte-face, de refontes en refontes, prenant le large on ne sait comment. Si jamais il reste à quai, en cale sèche, malheur : le capitaine fantôme se transforme en un très consistant inspecteur, et inflexible, une tête de mule, parlant déjà de démantèlement, prédisant le naufrage. Certes, il n’y a personne à la barre et des palabres sans fin dans les soutes, répond l’équipage ; mais du moment que le vent souffle ! Et comme il souffle, on largue les amarres, les yeux fixés sur "la dernière ligne" (on aura reconnu l’horizon).



samedi 6 mars 2010

Belvédère




« Nous avons le belvédère, le promontoire, les bancs. Manque le paysage. »
 

Éric Chevillard, Choir, p. 120