dimanche 25 mars 2012

À-propos




« – Comment se fait-il, insista un gros négociant en grains, que vous connaissiez si bien le Gabon et que vous ignoriez Madagascar aussi complètement ?

– Pardon, répondis-je d’un air fin et avec énormément d’à-propos, on peut être du dernier bien avec Anastasie et ne pas même connaître Alexandrine de vue. » 

Alphonse Allais, La Côte Ouest d’Afrique

in On n'est pas des bœufs (1896)



mardi 20 mars 2012

Dulgence


Il y a un oratoire, tu sais, là où ça monte, juste avant le raidillon, j’ai vu en passant « Quarante jours d’indulgence pour un pater et un ave. » Ça vaut la peine, plus d’un mois, il y en a qui font cent ou trois cents jours, pendant trois cents jours, tu te figures, tu es indulgent, tu es bon, tu laisses pisser le mérinos, on peut te faire des coups tordus tu t’en bats l’œil, oui ça vaut la peine, sauf si la prière est trop compliquée. Dommage qu’on dise « indulgence », j’aimerais mieux « dulgence ». Quarante jours de dulgence. C’est plus doux. 

Robert Pinget, Mahu ou le matériau (1952)



lundi 12 mars 2012

Only the graves




[…]
 all wax without the wick,

and we see names that once meant wisdom,

like signs into ghost towns,

and only the graves are real. 

Charles Bukowski, These Things (Ces choses, 1969) 

[tout en cire mais sans la mèche,

et nous voyons des noms qui jadis signifièrent sagesse,

comme des panneaux indicateurs dans des villes fantômes,

et seules les tombes sont réelles.] 

(in Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines

traduction de Thierry Beauchamp)


jeudi 8 mars 2012

Il n’a point de nom que ce nom contraire



Mais il y a l’Autre. Vous le connaissez bien ; nous en parlons toujours ; nous n’y pensons jamais. Celui dont nous disons « comme dit l’autre » et que nous n’avons jamais vu. Le journal a son secret ; la phrase a son mystère. L’Autre n’a pas de nom ; c’est l’Autre. Quand vous l’invoquez, il vous secourt. Criez à l’aide ; il est là. Tout ce que vous ne savez pas, il le sait ; ce que vous savez, il ne le sait pas. C’est votre double ; il vous ressemble comme un frère. Entre minuit et une heure, si votre plume s’arrête — hélas — invoquez-le. Il vous parlera. Tenez ; voici qu’il est tard ; je suis seul, et entouré de noirceur et de silence ; je l’appelle — et je vous jure, moi, Loyson-Bridet, il me fait peur. Écoutez ses mots étranges, inarticulés : tiens bon mon vieux experto credo roberto c’est tapé chi lo sa much ado about nothing alors il y a du bon quos ego j’aimerais mieux autre choses eurêka esjudem farinæ voilà le chiendent to be or not to be se non e vero ah que j’ai pouffé goddam vulgum pecus attends voir s’ils viennent a giorno et nunc erudimini méli mélo currente calamo shocking in anima vili sœur Anne ne vois-tu rien venir rara avis chi va piano va sano bone Deus all right couci couça hic jacet lepus il ne faut qu’un coup pour tuer le loup tu quoque in naturalibus ça se décroche de omni re scibili le pourceau d’Épicure proh pudor c’est chouette rien ne sert à rien that is the question stultorum numerus est infinitus… Halte, je le tiens celui-là ! Il est dans mon petit dictionnaire Larousse, page 835 :
« Parole de Salomon dont on peut encore faire l’application. » 


Est-il donc Salomon ? Est-il Shakespeare ? Est-il Dante ? Romain, grec, hébreu, italien ou de mon pays de veaux ? Est-ce un sans patrie ? Est-ce Dieu ? Est-ce la déesse Raison ? Est-ce le buisson enflammé qui me dicte les nouvelles tables de la loi ? ou contemporain de Iahweh, des Élohim, est-ce le vénérable roi Hammourabi ? Est-ce Gavroche, Prudhomme, La Palisse, Mayeux, — ou, proh pudor ! Notre Maître lui-même [Francisque Sarcey] ? Quelle est cette ombre inspiratrice des lieux communs éternels, cette sagesse des nations polyglotte, cette Babel du sublime éculé, cette savetière de l’idéal qui rapetasse nos articles ? 
C’est l’Autre. Il n’a point de nom que ce nom contraire. Il est celui qui est, celui qui sait, par opposition à vous qui n’êtes ni ne savez. Adorez-le, mes frères, et invoquez-le souvent, à l’exemple de Notre Maître. Son origine est inconnue ; sa fin est obscure. Ne cherchons pas à le comprendre. Redisons seulement avec ferveur les mystérieuses paroles du premier dictionnaire de l’Académie française : 
« Comme dit l’autre : pour citer en général sans nommer personne. Car, comme dit l’autre, il faut bien, etc. » 

Loyson-Bridet alias Marcel Schwob
 
Mœurs des diurnales, Traité de journalisme (1903)