lundi 31 mars 2014

L'épaisseur asphyxie


« LITTÉRATURE, ma belle, sais-tu que tu emmerdes tout le monde ? Écrivant cela, un jour, je ne m’excluais pas du nombre. Car pour être la grande affaire de ma vie, justement parce qu’elle donne à celle-ci sa forme et infléchit son cours, la 
littérature est aussi le nom de la malédiction que je dois déjouer. Écrire ou mourir, on connaît ce trille de l’écrivain qui permet de le distinguer du rossignol quand il se cache dans une haie […]
 Un peu schématiquement sans doute, mettons que c’est pour la clarté de ma démonstration, je distinguerai une littérature qui développe ou qui délaye et une autre qui concentre, qui condense. On associe volontiers la santé ou la vitalité à la première qui produit des œuvres longues, puissantes, ambitieuses ; l’autre sera vite jugée décadente ou précieuse. Pour ma part, j’ai de la défiance envers la quantité, l’épaisseur asphyxie. Cette générosité est trop souvent désinvolture, complaisance et pagaille. Sous prétexte d’en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans entiers de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. Attention au bourgeonnement, dit Michaux, écrire plutôt pour court-circuiter. La santé, le souffle, ce sont des qualités de sportif, de bienheureux, de crétin radieux, tellement en forme qu’il ne sent rien quand il se brûle et que tout brûle avec lui. » 

Éric Chevillard, Le Désordre Azerty (2014), p. 136-137



samedi 29 mars 2014

Quand on a déjà le tournis




"Il y eut d’autres moments similaires : assis à Battery Park en train de manger les restes d’un cookie géant coincé dans un emballage plastique, avec, en toile de fond, d’énormes tourbillons de fumée s’élevant au-dessus du port et la statue de la Liberté devenue grise au lieu de verte et curieusement privée de tête — dans mon souvenir en tout cas ; ou allongé sur un banc près de Cloisters, dans une sorte de semi-torpeur provoquée par le soleil trop chaud pour la saison, lorsqu’un homme à peu près aussi présentable que moi s’approcha de mon banc et me pinça le bras.
 Il avait un plan, me dit-il, un plan super pour lequel il lui manquait juste un partenaire. Si j’étais intéressé, il m’embauchait. Il ajouta qu’avant de me dire ce dont il s’agissait il fallait qu’il me teste. Je lui demandai en quoi consistait le test. Il fallait que je trouve quelqu’un qui me ressemblait et que je lui pince le bras, dit-il. Ensuite il fallait que je lui dise que j’avais un plan et que je lui demande s’il voulait être mon partenaire et, s’il était d’accord, le tester de la même façon. 
Quand on a déjà le tournis, ton plan n’arrange rien, fis-je remarquer.
 C’est pas vraiment mon plan, répondit-il."  

Laird Hunt, New York n°2 (2010)


jeudi 27 mars 2014

L'autre infini



« Ce sont là les dangers de la vie d’insulaire. Lorsque, à la ville, vous vous faufilez en guêtres blanches entre les voitures, avec au ventre la crainte de la mort, vous êtes tout à fait à l’abri des terreurs de l’éternité. L’instant présent est votre petit îlot dans le temps, c’est l’espace qui tourbillonne autour de vous.

Mais lorsque vous vous isolez sur une petite île dans l’immensité de l’espace, alors l’instant présent se met à se gonfler et à se dilater en grands cercles, la terre ferme disparaît, et votre âme sombre, nue et insaisissable, se retrouve dans le monde dépourvu de temps, où les chariots des prétendus morts dévalent à toute allure les vieilles rues des siècles, et des âmes se pressent sur les trottoirs que, dans l’instant, nous appelons le temps jadis. Les âmes de tous les morts reprennent vie et palpitent activement autour de vous. Vous êtes dans l’autre infini. » 

David Herbert Lawrence, L’homme qui aimait les îles

(The Man Who Loved Islands, 1926)



lundi 24 mars 2014

Boîte à bijoux


Les stars et les enfants gâtés ne sont pas seuls à faire des caprices. Les musiciens aussi (remember Niccolò), et dans ce cas le mot désignera des œuvres aux contours imprévisibles, dont l'inspiration, la réalisation s'écarte des règles et des conventions habituelles. Or cette définition — si nous ajoutons que le caprice (ou capriccio) typique est rapide, intense et souvent virtuose — va comme un gant aux sept récits que réunit Caprice de la reine, le nouveau livre de Jean Echenoz. On voit par là que ce beau titre est aussi un titre-programme. Vous le demandez — le programme ? Le voici :

Nelson ; Caprice de la reine ; À Babylone ; Vingt femmes dans le jardin du Luxembourg et dans le sens des aiguilles d’une montre ; Génie civil ; Nitrox ; Trois sandwiches au Bourget.

Sept récits, donc (c’est écrit sur la couverture), sept caprices au sens musical du Paganini de la prose qu’est Echenoz — le soufre en moins, ou alors c’est un bon p’tit diable. Tous ont d’abord paru dans des ouvrages ou des périodiques, celui qui donne son titre au recueil étant le plus ancien (2002), celui qui le conclut datant de ces jours-ci (et justement Trois sandwiches au Bourget, sans doute le plus surprenant des sept, s’essaye à parler de la France d’aujourd’hui). Ce sont loin cependant d’être des fonds de tiroir : nous sommes plutôt sur le dessus de la commode, oui, voilà, vous y êtes : dans la boîte à bijoux.


Nelson, par exemple, est une merveille de précipité biographique, une sorte de délicate prédelle au retable Ravel/Courir/Des Éclairs. Toute la vie du grand amiral vient s’y ramasser dans un geste émouvant qu’il a dans un jardin anglais et le jour déclinant. Caprice de la reine est une étude de paysage à main levée, où J. E. résout en se jouant les problèmes de la description (“mettre chaque chose à sa place exacte”) ; À Babylone, qui suit à distance dans la cité mythique les bobards d’Hérodote, tire sa drôlerie irrésistible d’être un relevé précis d’une série d’approximations. Vingt femmes dans le jardin du Luxembourg et dans le sens des aiguilles d’une montre est encore plus précis, et c’est un relevé encore, dans un sens cette fois mécanique, ce qui n’empêche pas, au contraire, une douce mélancolie ; le texte est très court, ce que malicieusement ne laissait pas supposer son titre, tandis que Génie civil qui le suit est un vrai petit roman, trente pages éblouissantes contenant à la fois un Abrégé d’histoire générale des ponts et une histoire d’amour tragique à grands renforts d'effets spéciaux. Je disais tout à l’heure que Trois sandwiches au Bourget est un récit surprenant (en deux mots : une errance à la première personne dans la glu du réel là où, ironiquement, on est censé décoller), mais dans le genre (et c’est le cas de le dire : Echenoz s’y amuse, il y est passé maître, avec le genre, en l’occurrence celui de la série B), Nitrox n’est pas mal non plus : on s’y demande pendant dix pages ce qu’on est en train de lire, avant de s’apercevoir, par la grâce d’un changement d’axe, qu’on est dans une scène de James Bond — et ainsi, toutes les facettes du talent d'Echenoz, dont certaines encore inconnues, auront brillé, qui sont autant de bonnes nouvelles de sa santé (on peut même dire qu'il pète la forme). 


jeudi 20 mars 2014

Basse continue




[Heinrich von Kleist à sa cousine Marie, été 1811] 

Je sens que toutes sortes de désaccords au sein de mon âme se sont encore plus désaccordés sous la pression des conditions fâcheuses dans lesquelles je vis, et que le fait de jouir sereinement de l’existence, si je pouvais y parvenir, suffirait peut-être à les dissiper et à me faire recouvrir l’harmonie. Dans ce cas, je laisserais reposer l’art pendant peut-être un an ou plus, pour me consacrer uniquement à la musique et à quelques sciences dans lesquelles je voudrais me perfectionner. Cet art, en effet, je le considère comme la racine ou, pour m’exprimer scolairement, comme la formule algébrique de tous les autres […] Je crois que la basse continue contient les notions essentielles permettant d’expliquer l’art d’écrire.



mercredi 12 mars 2014

Mais le mien vit encore


« Ah, on doit être triste et vide et désert, quand on meurt plus tard que son cœur — Mais le mien vit encore. — Certes, ici à Paris, il est quasiment mort. Quand j’ouvre la fenêtre, je ne vois que la ville blême, inerte, fade, avec ses hauts toits d’ardoise grise et ses cheminées difformes, un peu les cimes des Tuileries, et rien que des êtres qu’on oublie dès qu’ils ont tourné le coin. Je ne connais encore que peu d’entre eux, je n’en aime encore aucun, et ne sais pas si j’en aimerai un seul. Car dans les capitales les gens sont trop méfiants pour être ouverts, pour être gracieux, pour être vrais. Ce sont des acteurs qui se trompent à tour de rôle tout en faisant comme s’ils ne le remarquaient pas. On se croise avec froideur ; on se faufile dans les rues à travers une foule de gens que rien n’indiffère autant que leurs semblables ; avant qu’on ait saisi un de ces personnages, dix autres le refoulent ; aussi ne s’attache-t-on à aucun, aucun ne s’attache à vous ; on se salue poliment, mais le cœur est aussi inutile qu’un poumon dans une cloche à vide, et si par hasard quelque sentiment s’en échappe, il résonne comme un son de flûte dans un ouragan. » 

Heinrich von Kleist, le 18 juillet 1801



mardi 11 mars 2014

Ce qui me touche




[À Friedrich de la Motte Fouqué, le 25 avril 1811] 

"Car ce qui me touche dans une œuvre d’art, il me semble, ce n’est pas tant l’œuvre elle-même que la singularité de l’esprit qui l’a créée et qui s’y déploie avec une liberté inconsciente et charmante." 

H. v. Kleist




vendredi 7 mars 2014

Haute Loire




Mompou, Musica callada — XXII, molto lento e tranquilo ; XXI, lento — Arcadi Volodos 
Bois de Trèches, Haute-Loire, 3-7 mars 2014


mercredi 5 mars 2014

Où la vie et le déploiement




9 juillet [1937] 

Ormes, érables, tilleuls, ou frênes, les arbres à feuillage éphémère ont ici un port d’étrangers. Un peu frissonnants dans leurs vêtements clairs, leur maintien est assez timide, peut-être parce qu’ils se rendent compte qu’ils ne passent pas inaperçus. 
C’est à ces chevau-légers d’ailleurs qu’est confiée l’escorte des ruisseaux, comme, le plus souvent, celle des chemins et des routes, l’ombrage des maisons, l’encadrement des jardins. 
Les masses sombres des conifères se tiennent à une certaine distance de ces contingences géographiques et laissent presque toujours quelque pré les en séparer. 
Elles occupent en revanche tous les mouvements essentiels du terrain, toutes les hauteurs et les croupes, et les vallons presque jusqu’au fond. Grandiose est cette sauvagerie, cette retenue, cet écartement de l’homme, cette emprise de masse sur les mouvements importants du terrain, grandiose cet accord sans exception pour atteindre et ne pas dépasser une taille quasi-uniforme, cette égalité des faîtes, cette ténacité au sol, cette impassibilité au vent et aussi cette mortification, cette dessication et finalement ce dépouillement des parties basses, ce ménagement de vastes hangars où la vie et le déploiement et l’aisance sont permis aux fougères, aux myrtilles, aux champignons, et les courses, les vols, les sauts aux geais et aux écureuils, et la promenade admirative aux hommes, sans gêne, sans lianes, sans qu’aucun fouillis inutile les sépare des troncs protégés seulement par leur sobre fourreau de lichens. 

Francis Ponge, Petite suite vivaraise



dimanche 2 mars 2014

Le mot nuit que le mot jour


« Les choses tristes, douloureuses, plus belles pour l’esprit, y trouvant plus de prolongements, que les choses gaies, heureuses. Le mot soir plus beau que le mot matin, le mot nuit que le mot jour, le mot automne que le mot été, le mot adieu que le mot bonjour, le malheur plus beau que le bonheur, la solitude plus belle que la famille, la société, le groupement, la mélancolie plus belle que la gaieté, la mort que la naissance. À talent égal, l’échec plus beau que le succès. Le grand talent restant ignoré plus beau que l’auteur à grands tirages, adoré du public et célébré chaque jour. Un écrivain de grand talent mourant dans la pauvreté plus beau que l’écrivain mourant millionnaire. L’homme la femme, qui ont aimé, ont été aimés, finissant leur vie dans une chambre au dernier étage, n’ayant pour fortune et pour compagnie que leurs souvenirs, plus beau que le grand-père entouré de ses petits-enfants et que la douairière encore fêtée dans son aisance. D’où cela vient-il, qui se trouve chez chacun de nous à des degrés différents ? Y a-t-il au fond de nous, plus ou moins, un désenchantement, une mélancolie qui se satisfont là, — et qu’il faut détester et rejeter comme un poison. »


« Ce qui fait le mérite d’un livre, ce ne sont pas ses qualités ou ses défauts. Il tient tout entier en ceci : qu’un autre que son auteur n’aurait pas pu l’écrire. Tout livre qu’un autre que son auteur aurait pu écrire est bon à mettre au panier. »

Paul Léautaud, Notes retrouvées (1942)