mercredi 30 mars 2011

Mon âme immortelle




[Paris, le 26 mars 1854] 
Concert à Sainte-Cécile. Je n'ai prêté d'attention qu'à la Symphonie héroïque. J'ai trouvé la première partie admirable. L'andante est ce que Beethoven a peut-être fait de plus tragique et de plus sublime, jusqu'à la moitié seulement. Ensuite [...] la chaleur qu'il faisait, ou une brioche que j'avais mangée avant de venir, ont paralysé mon âme immortelle, et j'ai dormi tout le temps. 

Eugène Delacroix, Journal



lundi 28 mars 2011

Affaire de musique



L'autre jour je vous comparai à ce compositeur italien qui mettant en musique le credo faisait chanter non credo. L'Inquisition le manda mais on vit bientôt qu'il croyait autant que personne. C'était purement affaire de musique que son incrédulité. Non credo se chantait mieux. 

Isabelle de Charrière à Benjamin Constant, le 13 juin 1797





[Dictionnaire des artistes, par l'Abbé De Fontenai, 1776]


Le bonheur selon Eugène




« Que je me trouve heureux de ne plus être forcé d'être heureux comme je l'entendais autrefois ! » 

Delacroix, Journal, mardi 12 octobre 1852



dimanche 20 mars 2011

Puisque nous existons





Benjamin à Isabelle, le 4 juin 1790 



[...] Je sens plus que jamais le néant de tout, combien tout promet et rien ne tient, combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette destination doit nous rendre malheureux. Cette idée que je trouve juste n’est pas de moi : elle est d’un Piémontais, homme d’esprit, dont j’ai fait la connaissance à La Haye, un chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne. Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours est mort avant d’avoir fini son ouvrage, qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde, et les plus grands moyens, qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail, il est mort, que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous en particulier nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée, nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi, et se disant toujours, puisque je tourne j’ai donc un but. Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde que j’ai ouïe, et bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques des premier, sixième, et dix-huitième siècles de notre ère. Adieu [...]

 








Isabelle à Benjamin, le 8 janvier 1791

 

[...] Mais avant d’en venir à ce qui vous étant personnel est vraiment intéressant, je vous demanderai pourquoi chercher sans cesse le pourquoi de notre existence ? Puisque nous existons il fallait bien que nous existassions [...]




Correspondance de Benjamin Constant et d’Isabelle de Charrière, éd. Desjonquères



lundi 14 mars 2011

Espèce de folie




Quelle bizarre manie d'indépendance et d'isolement a dominé ma vie, et par quelle faiblesse plus bizarre suis-je encore maintenant l'homme le plus dépendant qui existe ! Il faut aller jusqu'à la fin de cette vie que j'ai mené si follement. J'ai du moins toujours eu le bon esprit de la conserver sérieuse et intacte aux yeux des autres ; personne ne se doute de l'espèce de folie qui l'inonde et la dévaste. 

Si dans six mois je ne suis pas hors de tous ces embarras, qui, en réalité, n'existent que dans ma tête, je ne suis qu'un imbécile et je ne me donnerai plus la peine de m'écouter. 

Benjamin Constant, Journal intime


dimanche 13 mars 2011

Les Français


J'approuve beaucoup une pensée heureuse que Schlegel exprimait hier. "Les Français, disait-il, savent si bien tout ce qu'ils diront dans toutes les situations de la vie, que c'est une véritable complaisance de leur part que de continuer à suivre une vie qu'ils connaissent si bien d'avance ; cela doit les ennuyer comme un conte répété." 

Benjamin Constant, Journal intime



dimanche 6 mars 2011

Évacuer tout espoir


« Rue des mendiantes n’a aucune rapport avec les traditions, avec les conventions narratives des ouvrages qui sont édités dans les années quarante du XXIe siècle. Tablant sur cette criante différence plus que sur le thème du livre, Frank Markovic estime donc que le roman va être remarqué et que le chiffre des ventes sera raisonnable.
 
Mais les projections commerciales de Lambda Press se révèlent vaines. Bien que la maison d’édition bénéficie d’un préjugé favorable dans le milieu littéraire et qu’un véritable réseau médiatique soutienne régulièrement les titres de son catalogue, les journalistes sont rebutés par Rue des mendiantes. Ils ne lui consacrent aucun article élogieux ou désapprobateur, ils n’en mentionnent nulle part l’existence. Un silence consternant salue la réapparition de Tarassiev dans l’arène éditoriale.
 Cette renaissance par trop discrète n’est pourtant pas vécue avec amertume par Tarassiev. Elle ne l’affecte pas. Elle convient à l’auteur, qui, au cours de ses vingt-trois ans de retraite muette, a suffisamment médité pour comprendre qu’il n’a rien à attendre de la publication. Elle convient à sa stratégie littéraire particulière qui maintenant consiste à évacuer tout espoir de notoriété et, au contraire, à faire survivre ses textes de la manière la mois tapageuse possible, en méprisant le contexte d’hostilité qui les entoure et en rêvant à des lecteurs hypothétiques, situés dans le futur et dans l’ailleurs. À cette étape de son parcours littéraire, on peut considérer qu’il a élaboré une poétique à usage personnel — selon laquelle l’exécrable réception de ses livres devient une condition nécessaire de qualité et d’existence. »

 

Antoine Volodine, La stratégie du silence dans l’œuvre de Bogdan Tarassiev in Écrivains (Fiction & Cie, 2010)



mardi 1 mars 2011

Qu'il n'y a pas de guerre




« Dans la vaste clarté du jour, le calme des sons lui aussi est d'or. On sent de la douceur dans tout ce qui arrive. Si l'on me disait qu'il y a la guerre, je répondrais que non, qu'il n'y a pas de guerre. Par une telle journée, rien ne peut venir peser sur l'absence de toute réalité, hormis cette douceur. » 

Pessoa