mercredi 28 septembre 2011

Et notre idéal, cher ami




« Je me souviens, j'éprouvais le besoin de parler des villes, j'étais la proie d'une nostalgie urbaine. Souvenir de notre gare centrale, du sifflement des trains, de l'odeur des salles d'attente. Comme nous sommes paradoxaux ! À me demander pourquoi j'avais pris le train l'an dernier au lieu de rester sur le quai. Cette marotte de partir...

"Vous parlez tout seul ? me dit le cocher.

— Faites excuse, c'est toujours à propos des gares.

— Il me semble que vous êtes fatigué. Tenez, je viens de vous préparer cet oreiller."

Le brave homme avait abattu une chauve-souris, cousu ensemble les ailes et bourré le tout de feuilles et de plantes aromatiques. Son geste était d'ailleurs intéressé, il pensait cuire l'oreiller le lendemain. En effet, nous n'avions plus de vivres. Mais je ne parlerai pas de ces étranges beignets.

"La vie n'est faite que de bizarreries, dis-je, de rencontres, de déceptions.

— Comme c'est vrai !

— À force d'être dépendant des autres on perd son indépendance.

— Pardon ?

— Je regrette que nous ayons faussé compagnie au sultan.

— Mais aussi, cette façon de nous congédier !

— N'est-ce pas ?

— Et ces matières qui n'en sont pas, et notre idéal, cher ami..."

Un troupeau d'éléphants passait sur l'autre rive. Le grand lac devint noir. » 

Robert Pinget, Graal Flibuste (1956)

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