vendredi 9 décembre 2011

Nous avons eu la poisse


Quelques extraits de Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan ou Exterminez l’Amérique de Louis Wolfson (Navarin, 1984). 

p. 33 : 
[...] ma mère m’éveilla en agitant la porte de ma chambre à coucher et en y frappant avec dépit, laquelle porte étant bloquée par la porte de mon placard — penderie ouverte à 180 degrés de façon à ce que les boutons s’engageassent l’un contre l’autre si on essayait d’entrer. Cet édifice “protecteur” était bien plutôt un simple rite, car je savais que ma mère, et sans doute également mon beau-père, avait appris qu’on pouvait aisément dégager le boutons des deux portes en n’ouvrant que très peu et en se servant alors d’une règle mince ou d’un couteau de cuisine pour tourner un coup à la porte du placard.
 Mais du moins ce dispositif empêchait-il, pendant la journée, d’entrer mal à propos dans ma chambre, c’est-à-dire sans que j’eusse le temps de mettre dans mes oreilles mon écouteur stéthoscopique branché à mon magnétophone, quoique sans pouvoir empêcher mon assassinat éventuel en plein sommeil (la façon sans doute la moins désagréable de crever, cet acte inéluctable). Car j’éprouvais toujours le besoin d’être très paranoïaque. On voulait me tuer... peut-être. Ma mère, parce qu’elle était devenue cancéreuse ; son mari qui me détestait […] 

p. 53 : 
C’était mon quarante-cinquième anniversaire de naissance. “Déjà” plus que vingt-cinq années depuis que je suis “officiellement” déclaré dément. (Je répète : les Grecs disaient que le plus grand bonheur qui puisse échoir à un homme, c’est de ne pas être né. — Nous avons eu la poisse.) 

p. 85 : 
[...] les schizophrènes n’ont qu’un quart des chances qu’ont les personnes dites normales de devenir cancéreux. Alors, ne devrait-on pas y penser à deux fois pour ce qui est de tout cet effort et de tout cet argent pour guérir la “schizophrénie”, compte tenu des millions de gens qui sembleraient ne pas mourir du cancer précisément parce qu’ils sont fous ? 


p. 109-110 [après l’élection de Jimmy Carter] : 
De ma part, je le sentais en quelque sorte de mon devoir d’écrire au nouveau titulaire. Après tout, n’avais-je pas trouvé la clé de l’énigme du phénomène inhumain de l’humanité terrienne (et pour ce qui est de cela de n’importe quelle espèce humaine sur n’importe quelle planète dans n’importe quel univers) ? Les forces nucléaires ! Boum ! (Mais nous ne pouvons pas aider les autres, même ceux sur les astres errants des étoiles les plus rapprochées, car les distances restent évidemment toujours astronomiques. Nous devons donc nous aider nous-mêmes. Boum !) Depuis le que le démocrate baptiste de Géorgie se targuait de vouloir promouvoir les droits humains d’à peu près par le monde (projet très louable sans doute), ne pouvais-je pas d’autant plus lui indiquer le droit humain le plus fondamental, si j’ose dire (et qui — aussi paradoxal que ça puisse sembler — devrait être visé cent pour cent), pour notre humanité tout entière : celui de ne pas être contraint de naître, de “venir au monde” (et de devoir pleurer aussitôt) ! [...] Donc, bien au contraire de supprimer les bombes, on devait en fabriquer énormément plus et de grosses et de très très sales (ou productrices de beaucoup de matière très très longtemps radioactive) et les utiliser en fin de compte pour faire impossible toute vie sur cette planète de malédiction. 

p. 124 : 
J'étais évidemment au courant, force d'écouter les nouvelles à satiété, que jamais un Boeing 747 (jumbo-jet) n'avait été mêlé à un accident aérien, et beaucoup d'eau était coulé sous les ponts depuis sa mise en opération. Franchement, je trouvais ça bien aberrant ! — non pas qu'il est amusant à être dans un avion qui s'écrase (au contraire ! dirais-je). Mais est-ce que cette invraisemblable invulnérabilité du jumbo-jet voulait dire, insinuait que l'homme pouvait atteindre un tel degré de perfection où serait réduit énormément le tragique dans le monde au lieu de continuer d'être multiplié incommensurablement ? J'en doutais fortement. Ça ne pouvait pas durer, m'étais-je dit.
Mais malgré tous les vols d'avion malencontreux, le géant qu'était le 747 avait continué d'avoir la vie toujours sauve. Ainsi l’ahurissante nouvelle me donnait-elle, entre autres choses, évidemment le sentiment d'un rattrapage. La voix parvenant de Cologne disait que deux jumbo-jets, et non un seul (donc un double rattrapage !), pleins de monde, dans le brouillard à Santa-Cruz de Ténériffe... ! "Voilà que les choses rentrent une fois de plus dans l'inéluctable ordre logique d'ici-bas !" devais-je songer.



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