Je croyais jusqu'à aujourd'hui que la Louma avait été utilisée pour la première fois par Polanski pour le générique du Locataire, mais cet honneur revient à Pascal Aubier, lequel, en 1974, soit deux ans avant la sortie des lamentables aventures de Trelkovski, vouait cette innovation technique à la réalisation d'un chef-d'œuvre, n'ayons pas peur des mots, soit le sublime plan-séquence de 9 minutes que voici :
Proche de la Nouvelle Vague, le cinéaste, dans un entretien de 2006, revenait sur la genèse de ce film (et c'est riche d'enseignements) :
J’avais envie d’adapter le poème de Rimbaud depuis longtemps. C’est un poème cinématographique avec un plan large (« un trou de verdure où chante une rivière »), vers lequel on se rapproche (le soldat) pour finir sur un gros plan (« il a deux trous rouges au côté droit »). Je voulais le faire en un seul plan, j’avais aussi l’idée du point de vue d’un oiseau. Comme si la caméra pouvait voler. En cherchant comment faire ce film, dans les années 70, je rencontre Jean-Marie Lavalou qui sortait du service militaire. Il était en train d’essayer de tourner un film dans un sous-marin et mettait la caméra au bout de tubes de chaudière pour pouvoir passer dans des endroits impossibles. Sa réflexion a abouti à la fabrication de la Louma, une caméra au bout d’une grue, que je suis le premier à avoir utilisé pour le tournage du Dormeur. Pour cela, on est allé au milieu des Cévennes, dans un endroit invraisemblable. Il a fallu faire un travelling de 500 mètres dont la réalisation a pris 9 semaines au lieu des 8 jours prévus ! Cette aventure-là n’est pas expérimentale, c’est « l’aventure du cinéma ». L’envie de dire quelque chose et de se donner les moyens de dire cette chose. C’est comme ça qu’on trouve le moyen technique approprié [...]
Quand j’ai voulu faire Le Dormeur en un seul plan, j’avais vu Andreï Roublev de Tarkovski. J’avais en mémoire un plan unique et extraordinaire à travers la forêt qui passait au-dessus d’une rivière, avec un feu dans une clairière, et des femmes nues qui se prêtent à une sorte de cérémonie païenne avant de s’égayer. Je trouvais ça extraordinaire. J’ai finalement pu faire l’équivalent de ce qu’avait fait Tarkovski en me servant de la Louma pour Le Dormeur. Et quand Andrei Tarkovski a vu le film, il a écrit à son propos dans son livre Le Temps scellé : « seul le rythme du mouvement du temps dans le plan organise une dramaturgie qui est suffisamment complexe par elle-même », indiquant ainsi que le film réussissait ce qu’il avait tenté de faire lui-même dans le rapport au temps et à l’espace. Quand je l’ai rencontré quelque temps après, je lui ai dit que j’avais vu dans Andreï Roublev ce plan magnifique qui m’avait précisément inspiré. Il m’a répondu que ce n’était pas un plan, mais, en réalité, 11 plans enfilés les uns dans les autres. Je l’ai vu sur une table de montage, c’était magnifiquement fait, intégré dans un montage qui n’en paraissait pas un. C’est pour cela qu’il était admiratif : j’avais fait un plan qu’il n’avait pas fait. Ce sont les ironies de l’histoire ! Et je suis très content de m’être trompé et de m’être dit « s’il l’a fait, je peux le faire aussi ».
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