lundi 2 février 2009

Ô miracle, d’autres maisons


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En ce moment, la symphonie du dehors est très belle. Il vient de sonner sept heures, le bleu du soir se noircit, les oiseaux se répondent en longues roulades musicales, entrecoupées de cris clairs, les voitures roulent, comme les vagues de la mer, un tramway fend l’air de son sifflement. Tout à l’heure un avion, puissante traînée de joie, a traversé le ciel. De tous côtés résonnent des coups sourds frappés contre les murs, ce sont les prisonnières qui s’ennuient. Une pleure longuement de l’autre côté du couloir, on dirait la plainte d’un loup. C’est une grande fille jeune, aux cheveux blonds lumineux, aux yeux très bleus. Quel malheureux hasard, quel destin brutal l’a amenée ici, en pleine jungle, parmi les animaux méchants ? Elle se révolte, elle ne sait pas encore qu’il faut jouer la comédie, se taire, se murer derrière un masque. Elle joue franc jeu, et sa grande crise de rage de l’autre jour, ses roulades nerveuses, faisaient tout à la fois du bien et du mal à entendre. Ici l’innocence ne paie pas.

La soirée est déjà bien avancée (l’extinction des néons est à neuf heures). La nuit dernière, j’ai rêvé que je m’étais évadée, que je prenais l’avion pour le Brésil avec un faux passeport. Ô puissance salvatrice du rêve, mais l’horrible réveil, sur un lit dur, seule dans une cellule, enfermée. Pendant quelques minutes j’ai maudit d’être en vie !
Irais-je encore au Cinéma, ou ferais-je à l’aide de quelques restes (toujours prudemment mis de côté au long du jour) une réédition du souper ? Le “Cinéma”, afin que nul ne s’étonne, est un plaisir dangereux, et qui n’est pas à la portée de toutes. Il s’agit en effet de décrocher l’étagère très lourde qui est contre le mur, de la porter sous la fenêtre, de la dresser de toute sa longueur pour ensuite grimper au risque de tomber et d’être aperçue en s’agrippant d’une main à la barre de fer qui manœuvre la partie supérieure (la seule amovible) de la fenêtre. Une fois juchée sur cet édifice étroit et branlant, on jouit d’un spectacle vraiment unique, qui procure une nostalgie et une douceur inoubliables. On voit dans une cour transformée en chantier un vrai arbre, puis un autre, puis une petite guérite où se tient le gardien de nuit parfois en compagnie d’un énorme chien-loup, puis l’immense mur nu qui entoure la prison, et au-delà du mur, ô merveille, ô miracle, d’autres maisons, véritables, vivantes, habitées par des êtres qui sont libres, qui vivent en couple ou en famille, qui mangent normalement, qui s’aiment, qui écoutent de la musique, le soir, à la lumière de fastueuses lampes à abat-jour. Le tout trop lointain cependant pour que l’on puisse en distinguer les détails. Et à droite, ô splendeur, une rue bordée de maisons, de jardins, avec même un bistrot. Et sillonnée, jour et nuit, de voitures, avec de vrais piétons (je ne peux les reconnaître, mais je vois si ce sont des hommes, des femmes ou des enfants). C’est dit : je vais m’octroyer un petit moment de Cinéma, quelques actualités avant de me coucher."

 

Grisélidis Réal, Suis-je encore vivante ? (Verticales, 2008) 
p. 15-17



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