Un passage souvent cité de 2666 voit le narrateur exprimer son mépris
pour ces nouveaux Homais qui préfèrent Bartleby à Moby
Dick,
c’est-à-dire les œuvres parfaites mais mineures aux grands romans mal foutus se
mesurant aux zénigmes zéternelles (le Maaal, notamment). J’ironise, mais si 2666 est beaucoup de choses il n’est
certainement pas, pas plus que Moby Dick d’ailleurs, un grand roman mal foutu. J’ai même du mal à
croire qu’il soit inachevé. Tout s’y tient, tout y est savamment dosé (même ce
qui paraît excessif au premier abord, telles ces centaines de pages remplies de
cadavres), c’est un grand roman tout court, bravo. On avale ses mille pages
sans se forcer, pour les beautés de détail qu’on y rencontre souvent, tout en
filant au-dessus des abîmes qu’enjambent ses majestueux ponts narratifs, que
révèlent ses symboliques échos, quand on n’admire pas la justesse musicale des
dimensions de chaque séquence, le souffle qui ne manque jamais, certains
modernissimes effets de sur-place ou d’aplat, un vrai sens du tragique, de
fulgurants éclats poétiques, etc. C’est universel et pourtant superbement
latino-américain. Partout l’Ambition est affichée et partout l’Ambition est
atteinte. De l’invention et un haletant suspense métaphysique comme s’il en
pleuvait. Les visions d’un visionnaire. La confusion des genres. Et même une
comédie lyrique, ironique et sophistiquée (la première partie, à mon sens la
meilleure). Le lecteur de romans est comblé.
Mais suis-je encore un lecteur de romans ? Sans doute,
puisque j’ai lu 2666 sans bâiller ni
faiblir — à moins que ne fasse que survivre en moi un goût déjà ancien. Ce
genre d’œuvres maîtresses
m’impressionne-t-il encore ? Beaucoup moins, à ce qu’il semble. Je vois le
génie, mais, c’est plus fort que moi, je vois aussi le cabotinage. Il n’y a pas
loin de monument à boniment. Le passage que j’évoquais sur l’amour débile des
textes mineurs en est un bon exemple : cette arrogance sûre d’être relevée, ce
jugement s’appliquant à soi-même avec une flamboyante vanité... voilà ce qui
m’empêche d’admirer tout à fait le dernier livre de Roberto Bolaño, sans que je
lui conteste un droit bien mérité à la
Postérité. Après tout, il en est mort.
Je ne veux pas dire pour autant que
l’ambition est suspecte en littérature. La plupart du temps elle la fonde et
c’est heureux. C’est peut-être une question de moyens. Ceux qu’emploie Bolaño
ne brillent pas, au fond, par leur finesse : un pavé de deux kilos (autrement
dit, un génie écrasant sans métaphore),
au titre à la fois mystérieux (l'emphase du mystère...) et transparent (la date
de la prochaine Apocalypse fantasmée par le premier sataniste de quinze ans
venu), s’ingéniant à laisser ouvertes mille pistes d’interprétation et truffé
de références pointues ; cette façon rouée de se constituer en objet de
fascination (en frustrant des curiosités, en alternant les morceaux absurdes ou
“indécidables” et les morceaux sur-signifiants), le vieux truc toujours payant
de la circularité — la fin ramène
au début, et c’est l’infini mis à la portée des littérateurs... On ne me la
fait plus. On me la fera encore. Dos mil seiscientos sesenta y seis est un excellent
roman.
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