samedi 21 janvier 2012

Une pitié immense





"En traversant une place entourée de portiques surmontés de maisons dont les volets étaient tous clos, les phares de la voiture éclairèrent pour un instant, violemment, un grand bassin au milieu duquel une fontaine jaillissante faisait une grande tache blanche. 
L’aspect de cette fontaine qui, au milieu de la place déserte, dans cette petite ville profondément endormie, dans les ténèbres, le silence et la solitude, continuait à jaillir, à jeter en l’air à profusion ses gerbes d’eau, à faire monter son chant dans la nuit profonde, réveilla en Monsieur Dudron des sentiments étranges et hautement métaphysiques. Il ressentit tout à coup une pitié immense pour la fontaine et aussi une espèce de honte de devoir fuir et l’abandonner de nouveau dans le silence, la solitude et l’obscurité. Oui, il aurait fallu arrêter immédiatement la voiture, courir frapper aux portes des maisons, réveiller tout le monde, faire sonner les cloches, apporter des torches, allumer toutes les lumières, accrocher des lanternes vénitiennes sous les portiques, mettre aux balcons et aux fenêtres des tapis et des festons, tresser des guirlandes, faire venir des musiciens avec leurs instruments, organiser des danses, ouvrir des tonneaux de vin, remplir la place de peuple en liesse, enfin faire quelque chose pour que la pauvre fontaine ne restât pas seule à jaillir et à chanter seule au milieu du grand désert et du silence de la nuit. Mais la voiture passa vite et Monsieur Dudron, avec un serrement de coeur, vit la fontaine s’enfoncer et disparaître dans l’obscurité." 

Giorgio de Chirico, Monsieur Dudron, roman (1929-1945) 
éd. de la Différence, 2004



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