dimanche 6 mai 2012

Il y aurait peut-être un mot





S. dit au journaliste que lorsque l’on conduit Julien Sorel à la guillotine Stendhal écrit que celui-ci se trouve "en veine de courage" et que "marcher au grand air est pour lui une sensation délicieuse" (sapristi comment peut-on écrire – et qui plus est lire – de pareilles fadaises !), tandis que le "grand air" où se déroulait la marche des quatre cavaliers (l’éclatant soleil, la paisible campagne, les pépiements d’oiseaux) rendait au contraire la chose disons... infiniment plus disons... insupportable qu’elle l’aurait été si tout cela s’était passé de nuit, ou sous la pluie, ou dans cette boue si chère aux illustrateurs, ou même sous un bombardement […] Mais bon Dieu.... […] Raconter que marcher au grand air est pour quelqu’un qui va mourir une "sensation délicieuse", bon Dieu ! Quand d’une minute à l’autre on ne sera plus qu’une de ces choses effroyablement immobiles qui ressemblaient à des sacs de sciure !... Le journaliste disant Mais enfin si ce n’était ni désespoir, ni renoncement, ni abdication, ni..., et S. disant que Non ce n’était rien de tout ça, qu’il y aurait peut-être un mot, mais qu’on lui donne en général un sens qui... Hésitant de nouveau (et pendant un moment il peut de nouveau percevoir ce même indifférent et menaçant grondement, cette espèce de bruit de fond, cette rumeur étale, sans plus de consistance qu’une faible et unique vibration dans quoi vient se confondre toute l’agitation du dehors, se neutraliser toute la violence, les passions, les désirs, les peines, les terreurs), et à la fin il dit Mélancolie, le journaliste s’exclamant Mélancolie !..., le dévisageant de derrière les verres sans monture de ses lunettes de docteur, les sourcils levés, de cet air de nouveau sceptique, réprobateur, irrité presque… 

Claude Simon, Le Jardin des Plantes, p. 297-299




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