mercredi 12 juin 2013

Que d’agitation dans les nombres




« Par une journée d’été, le fou pêche dans un lac et subit une fascination. Il subit la fascination de l’eau, la grande étendue à la surface miroitante, et les nombres l’envahissent, issus des flots. Les deux poches de la vessie natatoire, les quatorze vessies natatoires extirpées intactes des entrailles des poissons capturés, les cinq corneilles dans le ciel, les vingt-sept kayaks qui défilent, les trois millions de vaguelettes, un martin-pêcheur. Qu’en augurer ?
 
Que nagent dans l’air les bulles irrégulières libérées de l’obscurité verte des rochers de schiste, propose-t-il. Devant lui, le plan d’eau en miroir, le fil ténu comme un cheveu, le flotteur sensitif et tous les habitants de la coulisse des eaux. Et les songeries se mêlent aux soucis. Songeur, il énumère.
 
Les vingt-cinq mille picaillons. Les trois nuages. Les trente-sept vessies. Une brème. Trois vies (une vie, n’est-ce pas trop peu ?). Trois pies et un geai. Un écureuil roux. Une vipère. Les neuf branches principales du chêne au-dessus de sa tête. Onze canetons. Les vingt-cinq mille picaillons m’échappent du fait de la sentence de trois docteurs en philologies diverses. Les trois nuages passent. Les neuf branches bougent. La brème replonge. Que d’agitation dans les nombres. Que de métamorphoses dans les flots. Qu’en augurer ? » 

Eugène Savitzkaya, Fou trop poli (2005)


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