vendredi 27 juillet 2012

Voilà leur temps





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[...] que c’est étrange, l’automne du jour, quelle que soit la saison. Il y a un recommencement, mais le cœur ne semble pas y être, et comment y serait-il ? Cela se sent surtout à la ville, mais à la campagne aussi cela se sent, là où il y a des vaches et des oiseaux. A travers d’immenses étendues vides les paysans errent lentement, on se demande comment ils vont pouvoir rentrer chez eux avant la nuit, à la ferme qu’on ne voit pas, au village qu’on ne voit pas. Il n’y a plus assez de temps et pourtant Dieu sait s’il y en a. Même les fleurs ont quelque chose de fermé et une sorte d’affolement gagne les ailes. Toujours l’épervier fonce trop tôt, les corbeaux en plein jour quittent les guérets et se dépêchent vers le lieu de rassemblement, où ils ne feront plus que croasser et se chamailler jusqu’à la nuit. A ce moment-là des velléités de sortir les agitent, mais c’est trop tard. C’est un fait, la journée est finie longtemps avant de finir et les hommes tombent de fatigue bien avant l’heure du repos. Mais motus, les dernières heures du jour sont pleines de fièvre, on court à droite et à gauche et rien ne se fait. L’heure du danger, on la laisse passer, parce qu’il n’y a pas de danger, et ensuite on est sans armes. Les gens dans la rue vont cernés de catastrophes en marche. Trop court pour que ce soit la peine de commencer, trop long pour qu’on ne commence pas quand même, voilà leur temps, cage de la Balue des heures. Demandez l’heure à un passant, il vous dira n’importe quoi, au jugé, par-dessus son épaule, en s’éloignant. Mais soyez tranquille, il ne s’est pas trompé de beaucoup, lui qui consulte sa montrer tous les quarts d’heure, la règle sur les horloges astronomiques publiques, fait ses calculs, se demande comment il va faire, pour faire tout ce qu’il a à faire, avant la fin du jour interminable.
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Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946)


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