samedi 2 mars 2019

On s'oublie à regarder




"Je regrette fort d'avoir été blessé le matin d'une journée si intéressante - je ne dis pas belle - car il faut avoir vu les cadavres en tas pour savoir comment cela se passe - Mais quel coup d'oeil ! Des vrais tableaux de genre... Le ciel classique sanglant, la nuée de corbeaux, les débris de casques... Les armes broyées - On s'oublie à regarder - avant que le râle bizarre et effrayant d'un homme qui va mourir ne vous fasse dresser les cheveux sur la tête - Ces plaintes de mourants sont navrantes... tant qu'ils causent, ou qu'ils appellent leurs mères  (de vieux hommes barbus !)... On les plaint encore avec son coeur d'homme - Mais lorsque ce n'est plus qu'un sanglot rythmé - lointain - que l'on sent que ces yeux révulsés ne regardent plus ici, mais que déjà ce malheureux vit dans un monde différent du nôtre - On a peur - On sent sa chair se hérisser - La terreur instinctive de la bête devant la Mort - je pense -

- Pas bien drôle ma lettre !"


(Jacques Vaché à sa tante, le 30 septembre 1915 - il a vingt ans et trois semaines. In Lettres de guerre, Gallimard, 2018)



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