vendredi 7 janvier 2011

Quelquefois aux rêves


Dans la préface de son récit Le “Français” au pôle sud (1906), Jean-Baptiste Charcot, fils du célèbre clinicien (il se désigne lui-même comme un “fils à papa”), prévient d’emblée qu’il n’a aucune prétention littéraire. C’est donc qu’il en a, bien sûr. On lui en sait gré, car celle-ci nous offre quelques tableaux évocateurs dont les récits très pratiques et factuels de ses confrères norvégiens (Nansen et Amundsen), tout passionnants qu’ils soient, sont généralement dépourvus ― mais c’est aussi que la beauté des paysages polaires était beaucoup moins exotique à leurs yeux. 

 

C’est un décor merveilleux avec le temps clair et splendide dont nous jouissons ; partout de hautes et formidables chaînes de montagnes dont la blancheur éclatante fait ressortir davantage les quelques roches aux falaises dénudées, aux teintes noires ou rougeâtres ; les glaciers et les icebergs plus rapprochés de nous passent par toutes les nuances du bleu, depuis l’azur le plus pâle jusqu’au bleu de Prusse, et ces constructions, délicates comme une œuvre d’art inimaginable en pâte de verre, viennent trancher ou se confondre avec le bleu intense et transparent de la mer.
 Nous avons devant nous un vaste estuaire, aux échancrures nombreuses, mais avec l’amosphère pure et particulière à ce pays, tous les caps, promontoires, chaînes de montagnes paraissent comme sur un même plan et l’appréciation des distances devient absolument impossible à l’œil. Tous les contours sont d’une netteté remarquable comme les contours du Fusiyama sur un kakemono dont le fond serait le bleu uniforme et doux du ciel […] 

Beaucoup de très grands icebergs tabulaires ― j’en compte plus de quarante ―, aux formes fantastiques et variées, sont groupés près d’une sorte d’entrée formée d’un côté par des îlots bas et rocheux et de l’autre par la falaise de glace, qui est elle-même bordée par des récifs dépouillés de neige. Nous nous engageons entre les icebergs, gouvernant dans les corridors étroits qui, quelquefois, n’ont pas plus de quatre ou cinq fois la largeur du Français et dont les parois lisses dépassent de beaucoup la hauteur de notre grand mât. La transparence de l’eau, absolument tranquille, nous permet de suivre à perte de vue ces parois bleu pâle s’enfonçant dans le bleu foncé de la mer.
 Inutile d’insister sur ce qui arriverait à notre bateau, noisette entre deux pavés, s’il prenait fantaisie à ces monstres de se rapprocher ou de chavirer. Mais nous n’y songeons même pas. Absorbés par cette navigation en plein rêve, émerveillés par les architectures fantastiques au style égyptien outré, œuvre d’un formidable et mythologique pharaon, distraits par les clapotis ou les chocs sourds de la mer dans les crevasses et les grottes, le bruissement cristallin de la glace qui gémit sous la caresse d’un soleil presque chaud, les échos inattendus répercutant les bruits qui se font à bord, notre esprit est loin du danger possible. Nous continuons notre route dans l’ombre colorée de cet étrange labyrinthe. Encore un dernier grand iceberg dont une partie de la base qui s’avance est usée en dômes surplombés de pointes comme des coupoles écroulées de minarets, et nous voici de nouveau en pleine mer sous le soleil clair et radieux. 

Tous œuvraient pour la science ; mais Nansen et Amundsen, bien qu’élégiaques à l’occasion, étaient avant tout des aventuriers en quête d’exploit ; Charcot, lui, a un petit côté bohème ― bien que son entreprise soit elle aussi audacieuse et même folle ― très touchant. 

Il neige sans discontinuer par gros et larges flocons et nous avons l’air de ces petits bonshommes enfermés dans des boules de verre qui ont fait la joie de ma jeunesse. Matha et Pierre ont revêtu l’anorak et font admirablement bien dans ce paysage tout à fait polaire avec quelques pingouins et quelques phoques pour compléter le tableau ; le Français est très classique avec ses vergues et ses agrès épaissis par la neige, et j’oublie les inquiétudes du présent et de l’avenir pour jouir du vrai plaisir que j’éprouve. Je me souviens des jours bien éloignés où je jouais à l’explorateur polaire dans le jardin en plein soleil, assis sur une chaise renversée en guise de traîneau, éclatant de chaleur sous les foulards et les couvertures... et maintenant, dans la réalité, j’ose à peine me l’avouer, j’éprouve la sensation délicieuse de me retrouver un instant tout enfant, j’allais presque dire tout insouciant. La réalité ressemblerait-elle donc quelquefois aux rêves et non pas toujours aux cauchemars ?






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