dimanche 18 août 2013

Extase réflexe



"[…] A Ville-d’Avray, par un clair soleil d’hiver, sur les quatre heures et demie d’une récente relevée, un brun mendiant, assez bien pris, même, en ses haillons, se tenait debout, — au coin de la grille ouvragée, grande ouverte, — à l’entrée d’une maison de plaisance aux persiennes fermées, dont il semblait l’inconscient factionnaire. La voûte prolongée du porche, derrière lui, aboutissait à des jardins ; c’était en l’une des rues à peu près désertes, à cette heure-là surtout, les villas étant closes depuis septembre. 
La tête fatiguée de jeûnes, pâlie et profondément triste de ce nécessiteux, prenait donc on ne sait quelles inflexions d’inespérance ; parfois, avec un soupir dont le souffle lui gonflait les narines comme des voiles, il élevait de grands regards, presque mystiques, vers les nuées du soir, — vers les mouvantes cuivreries solaires que déjà bleutait vaguement le crépuscule. 
Autour de lui, par les frigidités aériennes, flottaient de lointaines odeurs de fleurs sèches, émanées des environs de cette localité champêtre, — et aussi de saines senteurs de paille et d’herbées, provenues, celles-ci, d’une assez épaisse litière de frais fourrages nouveaux, entassée au long du mur, près de lui, sous l’entrée même de la riante habitation.
Soudain, là-bas, au détour d’une buissonneuse venelle, apparut, s’engageant à petits pas pressés, sur le terreau de la rue, — enfin, se hâtant, la voilette sur le minois et tout en fourrures sur velours, avec de menus frissons et les mains au manchonnet, — une jolie passante.
Une très jeune femme... toute simplement Mlle Diane L..., — si ressemblante à notre célèbre Mme T***, que, s’il faut en croire les dires, plusieurs d’entre les enthousiastes de la diva se seraient consolés, aux pieds mignons de ce féminin sosie, des rebelles austérités de l’étoile : en un mot, sa doublure d’amour, artiste aussi (...)
En peu d’instants elle se trouva proche de l’indigent, qu’elle entrevit à peine, — assez, toutefois, pour qu’en une mélancolie elle tirât, d’un repli de soie perle du manchon, son porte-monnaie, car son petit coeur est aumônieux et compatissant. Du bout de sa main, gantée d’un très foncé violet, elle tendit une pièce de deux francs, en disant d’une voix polie, glacée et musicale : 
— Voulez-vous accepter, s’il vous plaît, monsieur ? 

À ces ingénues paroles, et tout ébloui de la salubre offrande, le candide pauvre balbutia :
— Madame... c’est que... ce n’est pas deux sous, c’est deux francs !
— Oui, je sais bien ! répondit en souriant, et se disposant à s’éloigner, la charmante bienfaitrice.
— Alors, madame, oh ! soyez bénie, oh ! du fond de mon coeur ! s’écria tout à coup, et les larmes aux yeux, le mendiant. Voyez-vous, depuis avant-hier, ma femme, hélas ! ma pauvre chère femme et mes enfants n’ont rien mangé ! Ce que vous nous donnez, c’est la vie ! Oh ! que vous êtes bonne, madame ! 
L’accent, l’élan de gratitude qui faisaient haleter cette voix étaient si sincères, si poignants,  que la jeune artiste se sentit remuée aussi et qu’une larme lui vint au bout des cils ! Elle pensait : “Comme, avec peu de chose, on fait du bien !”
— Tenez, reprit-elle tout émue, — puisque c’est comme ça, je vais vous donner encore cinq francs.
Sept francs ! A la fois ! A la campagne !... Un véritable spasme d’allégresse ferma les yeux du mendiant, qui savoura, sans vaine parole, en soi-même, l’inattendu de cette aubaine. Inclinant le front, avec un délicat respect, sur le bout des doigts de Mlle L... :
— Nous ne méritons pas... Ah ! si toutes étaient comme vous ! Ah ! vénérable jeune dame !
Attendrie en présence de cette détresse heureuse que son aumône avait calmée, l’exquise enfant laissa baiser humblement le bout de son gant parfumé ; puis, se dégageant doucement la main, elle rouvrit sa petite bourse.
— Ma foi, dit-elle, je n’ai qu’une pièce de dix francs : tant mieux, prenez-la.
Cette fois, le gloussement d’un merci des plus inarticulés s’éteignit, à force d’émoi, dans la gorge du vagabond : il regardait la pièce d’or d’un air hébété ! Douze francs, d’un seul bloc, d’une seule rencontre ! Il était devenu grave. A l’idée évidente de sa femme et de ses enfants sauvés, sans doute, pour une quinzaine, des horreurs du dénuement, l’honnête pauvre frémissait d’un si intense besoin d’actions de grâces qu’il ne savait plus comment les formuler ni comment les taire. La délicieuse artiste, se sentant devenue pour lui l’image même de la Charité, jouissait, intimement, de l’embarras presque sacré du malheureux et, les yeux au ciel, elle goûtait les secrètes ivresses de l’apothéose. Pour exalter encore, s’il se pouvait, le paroxysme du sensible indigent, elle murmura :
— Et j’enverrai quelque chose, de temps en temps, chez vous, mon ami !
Pour le coup, cette phrase, qui assurait une sorte de petit avenir à sa famille, le fit presque chanceler. Il ne trouvait rien à dire !! Son bonheur, d’une part, — et, d’autre part, son impuissance à prouver, à témoigner, par quelque acte héroïque, fût-ce au prix de ses jours, la sincérité de son effrénée reconnaissance, l’oppressaient jusqu’à la suffocation. En un transport dont il ne fut pas maître, il prit naïvement entre ses bras sa bienfaitrice, que ce mouvement irréfléchi ne pouvait froisser, puisqu’elle s’y sentait pure et devenue la vision d’un ange.  En l’oubli de toute convenance, il l’embrassa maintes fois, éperdument, avec des cris de “Ma femme ! mes enfants !” qui inspirèrent à la je une artiste la conviction qu’elle pouvait doubler la Providence comme elle doublait Mme T***. Si bien que ni l’un ni l’autre, au fort du quiproquo de cette extase réflexe, ne se rendit compte que, par des transitions d’une brièveté vertigineuse, la belle Diane se trouvait à demi posée, à son insu, sur la litière agreste et que, maintenant, elle subissait — avec une stupeur qui lui dilatait les prunelles (mais le doute ne lui était plus permis) — la possessive étreinte de son trop expansif obligé, lequel, sous une rafale de baisers (oh ! bien sincères !) étouffait, sans même y prendre garde, toute exclamation d’appel, et ne cessait de lui entrecouper à l’oreille, en des sanglots célestes, ces mots pénétrés de ravissements : 
— Oh ! merci pour ma pauvre femme !! Oh ! que vous êtes bonne !... Oh ! merci pour mes pauvres enfants !
Quelques minutes après, un bruit de pas et de voix, parvenu du dehors et s’approchant dans la rue jusque-là solitaire, ayant rendu, comme en sursaut, l’irresponsable Lovelace au sentiment de la réalité, la jeune artiste put se dégager d’un bond, s’échapper — et, déconcertée, défrisée, les joues roses, le sourcil froncé, se rajustant de son mieux, à la hâte, — reprendre le chemin de sa voisine villa, pour s’y remettre. En marchant, elle se jurait qu’à l’avenir — non seulement les dons offerts par sa main droite resteraient ignorés de sa main gauche et qu’elle ne jouerait plus les séraphins à douze francs la personne, — mais qu’elle saurait couper court aux premiers remerciements de ses chers besogneux.
Les voiles du soir s’épaississaient. A l’angle de sa route elle se retourna, tout effarée encore de cette aventure : un réverbère, en s’allumant, éclaira, près de la grille, la face brune, aux dents blanches, du mendiant... qui souriait dans l’ombre — et la suivait d’un long regard chargé d’une reconnaissance infinie !"


Villiers de l’Isle-Adam, Les délices d’une bonne oeuvre (1888)



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