jeudi 20 février 2014

La beauté savante de l'exactitude




« Pourtant, pourtant, on trouve parfois (souvent) le moyen de s’émerveiller avec autre chose que l’énigme ou le flou : avec la précision, qui attise nos curiosités et saurait nous faire voir du pays, en nous promenant de menu détail en menu détail, comme des anecdotes de guide touristique. Si le conteur parvient à captiver son public par un effet de réalité, cet effet peut consister en une certaine dose d’oubli, ça nous rend les choses imparfaites, c’est-à-dire familières — ou en une certaine dose d’exactitude : l’effet de réalité, en plein cœur des Mille et Une Nuits, ce serait d’affirmer de quel fil est tissé le tapis volant de tel ou tel djinn par-dessus Bagdad, et savoir que le ravissement est le fait à la fois du tapis, de sa magie, et du nom d’un tissu de ces régions-là. Voilà peut-être pourquoi des savants lecteurs ne se sont pas contentés de la bourgade sans nom quelque part dans la Manche : ils ont voulu arracher cette bourgade à la beauté artiste de l’anonymat et de l’indétermination pour lui offrir la beauté savante de l’exactitude : et avant la certitude, les délices de la recherche. Dix savants, paraît-il, pendant deux années de travail, manipulant vingt-sept critères de jugement (ah, ce n’est plus la pauvre tambouille de don Quichotte idéaliste et arbitraire, à présent : l’heure est venue d’être précis), dix savants, pas un de moins, se sont efforcés de retrouver la trace de la bourgade : des philologues, des urbanistes, des historiens, des sociologues, peut-être un expert en psychose hallucinatoire, un zoologue spécialisé dans le pas du cheval, tout un concile rassemblé, mettons, à Tolède ; des disciples de Fernand Braudel, des sémioticiens, poéticiens, métriciens de toutes sortes, les poches remplies de bonbons de vocabulaire. Ils se sont penchés sur de vastes tables ; ils avaient l’air passionné d’Achab recourbé sur des cartes marines en train de déduire la présence de Moby Dick d’après le sens des courants ; deux ans à éplucher Don Quichotte et à tracer des lignes à la règle sur une représentation de la Manche au 1/20 000e, pour décider à l’issue de tous ces calculs que la bourgade sans nom s’appelle Villanueva de los Infantes. » 

Pierre Senges, Environs et mesures (2011), p. 13-15


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