mercredi 8 octobre 2014

Tristesse du conteur

   


   Il était une fois un homme bien-aimé de son village, car lorsque les gens s’assemblaient autour de lui, au crépuscule, et l’interrogeaient, il racontait beaucoup de choses étranges qu’il avait vues. Il disait : “J’ai contemplé au bord de la mer trois sirènes qui démêlaient leurs cheveux verts avec un peigne d’or.” Et comme ils le suppliaient de continuer, il répondit : “Près d’un creux de rocher j’ai aperçu un centaure ; et quand nos regards se sont croisés, il s’est détourné lentement pour partir, en me contemplant tristement par-dessus son épaule.” 
    Et, lorsqu’ils demandèrent avidement : “Dites-nous ce que vous avez vu d’autre”, il leur répondit : “Dans un petit bosquet, un jeune faune jouait de la flûte pour les habitants des bois qui dansaient au rythme de sa musique.” 
    Un jour qu’il avait quitté le village, selon son habitude, trois sirènes se levèrent des flots et démêlèrent leurs cheveux verts avec un peigne d’or et, après leur départ, un centaure le regarda furtivement derrière le creux d’un rocher et, plus tard, comme il passait devant un petit bosquet, il vit un faune qui jouait de la flûte pour les habitants des bois. 
    Ce soir-là, lorsque les villageois se réunirent au crépuscule en disant : “Raconte-nous ce que tu as vu aujourd’hui”, il répondit tristement : “Aujourd’hui, je n’ai rien vu.” 

[Oscar Wilde]

[in Recollections of Oscar Wilde (1932) de Charles Ricketts, 
cité par Richard Ellmann in Oscar Wilde (1984), coll. N.R.F. Biographies (1994)]




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