lundi 15 décembre 2014
Réfléxions mécréantes autour d'une œuvre en cours
Je me souviens très bien de ma lecture de L’Adversaire, à l’étage d’un café aujourd’hui disparu, d’une traite et en retenant mon souffle : j’avais auparavant dévoré La Moustache, Le Détroit de Behring, Je suis vivant et vous êtes morts, La Classe de neige, et je me souviens m’être dit, sonné : que va-t-il pouvoir faire après ça ? Il y avait là comme un point d’orgue, Carrère s’était approché autant qu’il pouvait de l’abîme, par cercles concentriques, explorateur de ses propres angoisses ; j’admirais ces livres empoisonnés, sulfureux, presque radioactifs, et le style élégant et clair qu’il avait mis à leur service, clarté si française musclée, pour ainsi dire, par une efficacité à l’américaine : je disais volontiers pour en faire la réclame que ses livres étaient inlâchables, ils vous prenaient tout de suite à la gorge et la serraient inexorablement. Oui, qu’allait-il pouvoir faire après ça, chaque livre était monté d’un cran dans le trouble devant la folie et le mal, la logique de l’œuvre était implacable, toujours plus près d’un terrifiant miroir : L’Adversaire le traversait, qu’allions-nous trouver de l’autre côté ?
Je reprends mon exemplaire — dans un piteux état, les P.O.L se salissent vite et vieillissent assez mal, matériellement parlant — par acquit de conscience, pour vérifier, mais comment oublier la dernière phrase : J’ai pensé qu’écrire cette histoire ne pouvait être qu’un crime ou une prière. Les termes de l’alternative étaient on ne peut plus clairement posés. La suite logique, en poussant le trait, c’était entendre parler de Carrère dans la colonne des faits divers, ou le voir entrer dans les ordres. Le prochain livre serait un crime ou une prière.
Le prochain livre, longtemps attendu, fut un peu les deux. J’ai pris Un roman russe pour ce qu’il était, une crise ouverte, Carrère avait reculé d’un pas et butait contre le miroir, comment lui en vouloir, c’était un peu long, un peu complaisant, mais on y trouvait encore des vertiges (littéraires). Et puis il y avait eu D’autres vies que la mienne, titre éloquent, il en avait eu marre qu’on le prenne pour un type louche, inquiétant, sur la foi de ses textes, il s’efforçait maintenant de nous prouver qu’il était un chic type, un altruiste, certains ont dû s’y laisser prendre. Mais où étaient passées les petites machines implacables ? Le style était toujours d’une clarté aveuglante mais l’élégance, c’est-à-dire la concision, avait été perdue en route, D’autres vies… me faisait l’effet d’un long article de magazine plus que d’un livre, impression qu’avait à demi corrigée Limonov : c’était de nouveau passionnant, mais comme peut l’être une excellente enquête journalistique.
Et puis voilà que me tombent dessus les 630 pages du Royaume, leur incessant et pénible recours à des comparaisons anachroniques pour rendre "vivant" le récit des premiers pas du christianisme. Et que, pour la première fois dans mon histoire de lecteur de Carrère, le livre me tombe des mains. À la page 194, pour être précis. J’ai survolé le reste et lu les dernières pages, ça m’a suffi pour m’en faire une idée. Le doute n’est plus permis, l’auteur a choisi la prière plutôt que le crime. C’est peut-être une bonne nouvelle pour l’homme, je lui souhaite la paix de l’âme, d’autant que ça se vend très bien, mais la littérature y perd. La substitution semble achevée, à un projet esthétique (le crime considéré comme un des Beaux-Arts… — système qui donna lieu à de petits livres secs et parfaits), d'un projet moral (sauver son âme, chimère après laquelle courent à perdre haleine des livres obèses). Et ça me frappe, l’œuvre est désormais divisée comme la Bible : l’Ancien Testament jusqu’en 2000, sous l’égide d’un dieu vengeur et terrible, puis, passé la transition des jérémiades d’Un roman russe, des évangiles longuets et fades. N’est-ce là encore qu’une ruse de l’adversaire, Carrère prépare-t-il en sous-main son Apocalypse ?
“Je ne sais pas.” Ce sont les derniers mots du Royaume. J’ai encore un petit espoir.
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Tu en perds la "fois" (juste au-dessus de la page 194).
RépondreSupprimerBien vu ! C'est rédimé.
SupprimerJe ne connaissais pas ce verbe "redimer" car chez nous, Belgique, il s'écrit "re-dîmer". Une partie du pays s'appelle " les pays rédimés" (sans l'accent circonflexe, une fois conjugué). Lors de je ne sais quelle guerre, les Allemands avaient annexé le dixième de la Belgique à leur territoire (la dîme). En ayant perdu l'autre, ils avaient dû "nous" rendre tous ces cantons et nous le "racheter".
SupprimerPS: Je viens de terminer "13000 jours moins un". Merci.
Intéressant. N'oublions pas le Dim, ainsi ça pourrait également vouloir dire quelque chose comme : renfiler ses bas. ;-)
SupprimerPS : Merci à vous !
Oubli. Ce que vous écrivez à propos de "Le royaume" me fait penser à ce livre de Jacqueline Kelen: "L'esprit de solitude" (Actes Sud). Cent cinquante pages merveilleuses sur les bienfaits de la solitude...puis, subitement en apparence, une apologie de la Foi inébranlable. Avec le recul, lecture terminée donc, on se rend compte qu'elle a subtilement distillé le contenu des dernières pages tout au long du livre, que je qualifierai de livre-entonnoir: on brasse le basique, tout le monde s'engouffre puis, au goutte-à-goutte, on arrive dans la lumière de la bouteille qui contient la Vérité.
SupprimerLe hasard a voulu que je passe à côté de Carrère. Pourtant sa Moustache notamment m'avait fait de l’œil. Du coup je m'étais dit que j'allais me rattraper cette année avec son Royaume, je l'ai reniflé un peu et j'ai renoncé.
RépondreSupprimerTu ne t'en tireras pas aussi facilement. L'Ancien Testament reste à lire.
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