samedi 11 juillet 2015

Une sorte de tourment organisé



[A.K.]


   La communication qui s’établissait entre moi et le monde (et qui me noyait de façon irrémédiable dans l’uniformité de la matière brute) me permettait de voir que les choses peuvent être inoffensives, sentiment aussi fort que la terreur qu’elles m’inspiraient autrefois. Leur caractère inoffensif provenait d’un manque universel de force. 
   Je sentais vaguement que rien dans ce monde ne peut aller jusqu’au bout, que rien ne s’accomplit. Ainsi la férocité des choses s’épuisait, elle aussi. C’est de la sorte que germa en moi l’idée de l’imperfection de toute manifestation en ce monde, même surnaturelle. 
   Dans un dialogue intérieur qui ne prenait jamais fin, il me semble, tantôt je narguais les puissances maléfiques qui m’entouraient, tantôt je les adulais bassement. Je pratiquais certains rites étranges, mais non dépourvus de sens. Ainsi, après avoir parcouru un certain trajet, fût-il très compliqué, pour rentrer je refaisais toujours le trajet exact en sens inverse : c’est que je ne voulais pas décrire en marchant un cercle qui renfermât des maisons et des arbres. En cela ma marche ressemblait à un fil ; si, une fois déroulé, je ne l’avais pas réenroulé en prenant à rebours le même chemin, les objets pris dans la boucle seraient restés à jamais étroitement attachés à moi. Par temps de pluie, j’évitais de toucher du pied les pierres sur lesquelles couraient des filets d’eau : c’était pour ne rien ajouter à l’action de l’eau, ne pas intervenir dans l’exercice de son pouvoir élémentaire. 
   Le feu purifie tout. J’avais toujours une boîte d’allumettes dans ma poche. Quand j’étais trop triste, je frottais une alumette et je passais mes mains sur la flamme, d’abord l’une, ensuite l’autre. 
   Il y avait dans tout cela une mélancolie d’exister, une sorte de tourment organisé d’une façon normale, dans les limites de ma vie d’enfant. 
   Avec le temps, les crises cessèrent d’elles-mêmes mais leur souvenir ne cessa de m’habiter intensément. L’adolescence me débarrassa de ces crises, mais l’état crépusculaire qui les précédait et le sentiment de la profonde inutilité du monde qui les suivait devinrent pour ainsi dire ma disposition habituelle. 
   L’inutilité emplit les creux du monde comme un liquide qui se répandrait de tous côtés […] 

Max Blecher (1909-1938), Aventures dans l’irréalité immédiate (1936)


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