mercredi 9 juillet 2008

Pas si seul




"ALCIBIADE. Vous avez bon courage, et ne craignez pas d’être seul contre tous.

 
TIMON. J’aurais horreur de n’être pas seul, quand je vois la bassesse, la lâcheté, la légèreté, la corruption et la noirceur de tous les hommes qui couvrent la terre.

 
ALCIBIADE. N’en exceptez-vous aucun ?

 
TIMON. Non, non, en vérité ; non, aucun, et vous moins qu’aucun autre.

 
ALCIBIADE. Quoi ! Pas vous même ? vous haïssez-vous aussi ?

 
TIMON. Oui, je me hais souvent, quand je me surprends dans quelque faiblesse.

 
ALCIBIADE. Vous faites très bien, et vous n’avez de tort qu’en ce que vous ne le faites pas toujours. Qu’y a-t-il de plus haïssable qu’un homme qui a oublié qu’il est homme, qui hait sa propre nature, qui ne voit rien qu’avec horreur et avec une mélancolie farouche, qui tourne tout en poison, et qui renonce à toute société, quoique les hommes ne soient nés que pour être sociables ?

 
TIMON. Donnez-moi des hommes simples, droits, mais en tout bons et pleins de justice ; je les aimerai, je ne les quitterai jamais ; je les encenserai comme des dieux qui habitent sur la terre. Mais tant que vous me donnerez des hommes qui ne sont pas des hommes, mais des renards en finesse et des tigres en crauté ; qui auront le visage, le corps et la voix humaine, avec un cœur de monstre comme les Sirènes, l’humanité même me les fera détester et fuir.

 
ALCIBIADE. Il vous faut donc faire des hommes exprès […] 

Il faudrait […] vous réconcilier avec vous-même, avec qui vous dites que vous êtes si souvent brouillé.

 
TIMON. Vous avez beau vous en moquer, rien n’est plus sérieux. Oui, je le soutiens, que je me hais souvent, et que j’ai raison de me haïr. Quand je me trouve amolli par les plaisirs, jusqu’à supporter les vices des hommes, et prêt à leur complaire, quand je sens réveiller en moi l’intérêt, la volupté, la sensibilité pour une vaine réputation parmi les sots et les méchants ; je me trouve presque semblable à eux, je me fais mon procès, je m’abhorre, et je ne puis me supporter.

 
ALCIBIADE. Qui est-ce qui fait ensuite votre accomodement ? Le faites-vous en tête à tête avec vous-même, sans arbitre ?

 
TIMON. C’est qu’après m’être condamné, je me redresse et me corrige.

 
ALCIBIADE. Il y a donc bien des gens chez vous !
" 

Fénelon (1651-1715), Dialogues des morts


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