mardi 12 août 2008

Pour s'édifier et s'instruire




« Tandis [...] que le soleil se levait et se couchait suivant son habitude, et que la cloche du château tintait ni plus ni moins à l’heure du dîner et de la prière, le corps du seigneur défunt de Crawley-la-Reine gisait étendu sur un lit de parade, dans la pièce qu’il avait occupée de son vivant ; auprès de ces dépouilles mortelles se tenaient des mercenaires que l’on payait pour ce service. Mais du reste, nulle plainte, nul regret, excepté de la part de la malheureuse qui avait espéré longtemps se voir enfin l’épouse et la veuve de sir Pitt, et qui avait été contrainte de fuir honteusement du château où elle avait bien failli régner en souveraine. Avec un vieux chien d’arrêt pour lequel le vieux baronnet, dans la dernière période de son existence et jusqu’au milieu de son affaiblissement intellectuel, avait conservé une affection marquée, elle était le seul être à qui la mort du maître eût causé un chagrin réel. Aussi devons-nous ajouter que, pendant sa vie, le baronnet s’était fort peu préoccupé du soin de se faire regretter après sa mort. Il fut oublié, comme cela arrive à ceux même dont la vie a été le mieux remplie ; seulement le fut-il peut-être encore quelques jours plus tôt. 

On peut suivre, pour s’édifier et s’instruire, ce cercueil qui se rend à la sépulture de famille ; contempler ce cortège si recueilli et si rigoureusement vêtu de noir, toute la famille du défunt entassée dans les voitures de deuil, ces mouchoirs déployés pour essuyer des larmes qui ne couleront jamais, l’entrepreneur des pompes funèbres qui s’agite et se démène avec ses hommes pour gagner son argent en conscience, les tenanciers faisant au nouveau seigneur leur compliment de condoléances, d’un ton lamentable et contrit, les voitures de tous les hobereaux du voisinage marchant en file, au petit pas, et du reste parfaitement vides, le ministre prononçant la formule sacramentelle : “Le très cher frère que nous venons de perdre, etc.”, enfin tout l’étalage de vanités réservé pour ce jour suprême, depuis les housses de velours couvertes de larmes d’argent jusqu’à la pierre qui couvre la tombe et où l’on ne grave jamais que des mensonges. 

Le vicaire de Bute, sortant tout frais émoulu de l’unversité d’Oxford, composa, en collaboration avec sir Pitt, une épitaphe latine de circonstance, qui fut gravée sur la pierre tumulaire. Ce jeune vicaire prêcha en outre un sermon remarquable, où il exhortait les survivants à savoir réprimer leur chagrin, et les avertissait, avec tous les ménagements possibles, de se préparer, quand leur tour viendrait, à franchir le seuil de ces portes terribles et mystérieuses qui venaient de se refermer sur l’homme si regretté qu’ils avaient tant aimé. 

La cérémonie finie, les fermiers remontèrent sur leurs chevaux pour rentrer à leurs fermes, les voitures des seigneurs voisins s’en allèrent comme elles étaient venues, et les hommes des pompes funèbres, après avoir ramassé leurs tentures, leurs velours, leurs panaches et tout l’appareil mortuaire, grimpèrent sur le char d’apparat et repartirent pour Southampton. Chacune de ces figures contristées reprit son expression naturelle dès que les chevaux eurent franchi la grille du parc, et, sur la route, on put voir à la porte de plus d’un cabaret ces sombres escouades rangées en cercle autour d’un pot de bière. Voilà tout ce qui signala le départ de sir Pitt du château où il avait été le maître pendant plus de soixante ans. » 

William Makepeace Thackeray 
La foire aux vanités, roman sans héros (1848), p. 651-653



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