mardi 26 août 2008

Un ultime raclement de mandibules


« Personne, vraisemblablement, n’imagine l’ampleur des souffrances et des malheurs qui se sont accumulés ici, et dont j’espère qu’ils finiront par se diluer en même temps que se décompose cet extravagant palais de planches […] »




« Par ailleurs, dit le Dr Abramsky, l’ensemble des archives, les anamnèses, les dossiers médicaux, les rapports journaliers qui, de toute manière, étaient plutôt rédigés à la va-vite sous Fahnstock, ont sans doute été dévorés depuis longtemps par les souris, car celles-ci ont pris possession de la bastide des fous depuis qu’elle est désaffectée et s’y sont multipliées au point de constituer désormais une population phénoménale — à en juger tout au moins par les bruits furtifs et incessants que j’entends dans la vieille coque desséchée, toutes les nuits où le vent ne souffle pas. Parfois, quand la pleine lune se lève derrière les arbres, j’ai l’impression d’entendre un chant pathétique sortant de milliers de gorges minuscules. J’ai mis tous mes espoirs dans la gent trotte-menu, et aussi dans les vrillettes, horloges de la mort et perce-bois qui, à plus ou moins brève échéance, vont faire tomber en ruine ce sanatorium, lequel cède déjà par endroits en émettant des craquements sinistres. Un rêve récurrent me donne à voir ce spectacle, dit le Dr Abramsky en contemplant la paume de sa main gauche. Je vois le sanatorium sur son éminence, je vois tout à la fois le bâtiment dans son ensemble et le plus infime de ses détails ; et je sais que les colombages, la ferme du toit, les montants de portes et les lambris, les planchers et les escaliers, les rampes et les balustrades, les encadrements de fenêtres et les linteaux sont déjà, sous la surface, irrémédiablement minés et que le tout va s’effondrer incessamment, dès l’instant où l’insecte élu parmi la horde aveugle des insectes, dans un ultime raclement de mandibules, fera céder une dernière résistance qui n’a déjà plus rien de matériel. Et c’est alors ce qui se passe effectivement dans mes rêves, avec une lenteur infinie : un grand nuage jaunâtre monte du sol, dispersé par la brise, et à la place de ce qui fut autrefois le sanatorium il ne reste plus qu’un petit tas de sciure très fine, une poudre jaune pareille à du pollen. » 

W. G. Sebald (1944-2001), Les émigrants



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