dimanche 26 décembre 2010

Vers le pôle



5 novembre [1893]. ― Le temps se traîne. Je travaille, je lis, je m’absorbe dans des réflexions et dans des rêveries ; après quoi je joue de l’orgue, puis me promène sur la glace dans la nuit obscure. Très bas sur l’horizon, dans le sud-ouest, il y a encore un faible afflux de lumière, une lueur rouge foncé comme une tache de sang, passant à l’orange, au vert, au bleu pâle, enfin au bleu foncé tout piqué d’étoiles. Dans le nord vacillent des fusées d’aurore boréale toujours changeantes et mobiles, absolument comme l’âme humaine. 

[13 décembre] Depuis le début de notre dérive, pas une chute de neige ne s’est produite. Noël approche pourtant, et il n’y a pas de vrai Noël sans d’épais flocons. Oh ! la belle chose que la neige silencieuse, adoucissant de sa nappe virginale tous les contours brusques. Cette banquise de glace vive est comme une vie sans amour ; rien ne l’adoucit. L’amour, c’est la neige de la vie. Il ferme les blessures reçues dans le combat de l’existence et resplendit plus pur que la neige. Qu’est-ce qu’une vie sans amour ? Elle est pareille à ce champ de glace, une chose froide et rugueuse errant à la dérive des vents, sans rien pour couvrir les gouffres qui la déchirent, pour amortir le choc des collisions et pour arrondir les angles saillants de ses blocs brisés. Oui, une telle vie est semblable à cette glace flottante nue et pleine d’aspérités. 


[28 décembre] De l’avis de tous les explorateurs, la longue nuit de l’hiver arctique exercerait l’influence la plus pernicieuse sur l’organisme [...] Maintenant, je suis en mesure de réfuter cette opinion par notre expérience. La nuit polaire n’a eu aucune influence débilitante ou déprimante sur moi ; tout au contraire, pendant cet hiver, j’ai l’impression de rajeunir. Cette vie régulière me convient parfaitement ; jamais je ne me souviens d’avoir été en meilleure santé. Bien plus, je recommanderai les régions arctiques comme un excellent sanatorium pour les personnes affaiblies ou atteintes d’affections nerveuses.
 J’en viens même à avoir honte de nous ; ces terribles souffrances de la longue nuit de l’hiver polaire, décrites en termes si dramatiques par nos prédécesseurs, nous n’en éprouvons aucune. Elles sont pourtant bien nécessaires pour donner de l’intérêt à une réunion d’expédition arctique ! Si cela continue ainsi, qu’aurons-nous à raconter au retour ? 

[3 janvier 1894] Au fond, ce désir d’atteindre le pôle est une suggestion du démon de la vanité.
 La vanité ? n’est-ce pas une maladie d’enfant qui devient plus aiguë avec les années et qui pourtant devrait disparaître ? 

Fridtjof Nansen, Vers le pôle (1897)



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