samedi 22 août 2009

J'ignore le nombre de mes châteaux


« Pau était fort brillant à cette époque où un grand seigneur espagnol, qui descendait d'Henri IV et ressemblait parfaitement à la statue qu'on a dressée de ce monarque sur la place Royale, faisait, lui et sa famille, la pluie et le beau temps. À cheval sur les Pyrénées françaises et ibères, ces hidalgos venaient exposer, dans la cité élégante et gobeuse, le nimbe démesuré de leurs chapeaux catalans, leurs collerettes de dentelles, leurs pourpoints et culottes de velours, leurs bas de soie et leurs souliers à boucles. Tous, hommes et femmes, étaient parfaitement beaux. Les fils avaient ce profil d'aigle, ce teint mat, cette moustache d'eau-forte que l'on prête à ces héros de Cervantes qui mettent à mal les jeunes filles honnêtes. Don Luis et don Tristan, que j'ai connus jusqu'à récemment, sont morts ruinés comme il convient à des princes aussi magiques. Mais leur belle emphase n'était point éteinte par la gêne et voici ce que racontait don Luis au moment que sa cape et ses espargates bâillaient le plus au soleil d'or de ses noires dernières années.
 
En Espagne, nous contait-il d'un air avantageux, ma fortune est aussi grande que ma noblesse. J'ignore le nombre de mes châteaux. J'excursionnais aux environs de Salamanque lorsque dans une plaine assez aride, je fus tout à coup séduit par une allée d'arbres gigantesques. Cette allée, large de quarante mètres, était formée d'une quadruple rangée de chênes. Il faisait chaud. Ravi, je m'enfonçai sous cette voûte végétale, décidé à poursuivre jusqu'au bout. Quel ne fut point mon étonnement, en constatant que ce tunnel de feuillage ne mesurait pas moins de huit kilomètres de longueur ! Il m'amena devant un château de marbre au perron monumental. Le majordome me reçut princièrement dans cette demeure merveilleuse dont le maître, me dit-il, était absent. Seul, au bout d'une immense table, je déjeunai de carpes, d'un faisan, de fruits, et m'abreuvai d'un vin d'ambre.


— Comment, demandai- je au sommelier, peut-on recevoir avec une telle prodigalité, dans un vallon désert, un hôte que l'on n'attend pas ?
 
— C'est que, me répondit-il, nous avons affaire à des maîtres royaux. Ils n'ont jamais daigné mettre les pieds dans ce château ; mais, il y a quatre siècles, leurs aïeux ont donné l'ordre que chaque jour, matin et soir, des repas somptueux fussent ici préparés de telle sorte que tous les voyageurs soient hébergés comme vous l'êtes. Nous dressons quotidiennement vingt couverts, et il ne nous vient pas dix visiteurs par an ! 

— Quel est, demandai-je, l'opulent hidalgo à qui ce fief a l'honneur d'appartenir ?

— Mais au comte Luis de Barrante, qui habite la France.

Et don Luis concluait :

— J'étais chez moi, mais je ne le compris qu'en m'entendant nommer ! »

 

Francis Jammes, Mémoires (1921)



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