mercredi 12 mars 2014

Mais le mien vit encore


« Ah, on doit être triste et vide et désert, quand on meurt plus tard que son cœur — Mais le mien vit encore. — Certes, ici à Paris, il est quasiment mort. Quand j’ouvre la fenêtre, je ne vois que la ville blême, inerte, fade, avec ses hauts toits d’ardoise grise et ses cheminées difformes, un peu les cimes des Tuileries, et rien que des êtres qu’on oublie dès qu’ils ont tourné le coin. Je ne connais encore que peu d’entre eux, je n’en aime encore aucun, et ne sais pas si j’en aimerai un seul. Car dans les capitales les gens sont trop méfiants pour être ouverts, pour être gracieux, pour être vrais. Ce sont des acteurs qui se trompent à tour de rôle tout en faisant comme s’ils ne le remarquaient pas. On se croise avec froideur ; on se faufile dans les rues à travers une foule de gens que rien n’indiffère autant que leurs semblables ; avant qu’on ait saisi un de ces personnages, dix autres le refoulent ; aussi ne s’attache-t-on à aucun, aucun ne s’attache à vous ; on se salue poliment, mais le cœur est aussi inutile qu’un poumon dans une cloche à vide, et si par hasard quelque sentiment s’en échappe, il résonne comme un son de flûte dans un ouragan. » 

Heinrich von Kleist, le 18 juillet 1801



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