mercredi 11 février 2015
Poser dans les parcs
Il s’arrêta devant la Nuit et l’Harmonie. On peut regretter que se soit perdu le goût des compositions allégoriques. Elles simplifiaient la vie et donnaient l’impression de pouvoir rencontrer personnellement les mots qui n’ont pas de forme, les abstractions qui nous donnent du souci. Jérémie se dit que finalement il était fait pour cela : inventer sur commande quelques statues à poser dans les parcs, pour agrémenter les promenades. Avoir vraiment le goût de son époque, faire le bonheur des antiquaires, et des femmes désœuvrées. Hommage à Chopin. Jamais il ne serait musicien. Avait-il eu sa chance ? Qui était-ce ? Avait-il vécu heureux ? Alors Jérémie pensa qu’il était tout juste bon à écrire la biographie de ce sculpteur inconnu. Et encore. Éternuant au milieu des archives, il passerait des années à cette tâche, peut-être tomberait-il malade avant d’avoir fini. Il écarta les bras devant le paysage. Il n’y pouvait rien : c’était comme pour passer la douane, il n’avait rien à déclarer. Au moins les formalités seraient-elles facilitées, le jour de sa mort.
[p. 194]
Je m’appelle Jérémie : c’est le nom que je me suis donné pour prophétiser ce qui est arrivé, pour accomplir ce qui a disparu, et qui n’a donc peut-être pas existé ; et ne crois pas que ce soit sans mérite, ni chose facile que de prophétiser ce qui déjà eut lieu. Le vent souffle sur des ossements, c’était des corps vivants pourtant. Ce rattrapage est épuisant.
[p. 189]
F. Berthet, Journal de Trêve
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