(Mail sobrement triomphal, archives personnelles.)
Petit anniversaire pour se galvaniser. En remontant le fil de mes sauvegardes, je peux dater les trois pages ci-dessous du 15 novembre (de la même année). Je me souviens : je commençais à en voir l’issue, j’écrivais jour et nuit. Pas de mail annonçant que je m’y étais mis, en revanche ; mais je crois me rappeler que c’était le 2 septembre. L’un des meilleurs automnes de ma vie. On attendait déjà, alors, la fin du monde.
[…] il y a si longtemps que j’attends la mort, lui écrivait-il, j’ai depuis si longtemps raclé du violon sous le Vésuve que j’en oublie presque de jouer ; deux jours plus tôt, dans le neuvième arrondissement de Paris, au cinquième et dernier étage du 27 de l’avenue Trudaine, la syphilis ou la vérole, encore elle, avait raison d’Emmanuel Chabrier dans sa cinquante-troisième année et ses proches endeuillés, passé l’antichambre tapissée de cors et de chapeaux chinois (instrument à percussion et à clochettes demeuré fameux grâce à un conte cruel de Villiers, Le Secret de l’Ancienne musique, qui imagine soixante-dix ans avant John Cage un solo uniquement constitué de silences, à vingt ans Chabrier avait d’ailleurs donné quelques leçons de piano au créateur d’Axël), sans le moindre regard pour les impressionnistes suspendus dans le couloir, pénétraient dans la chambre du fond pour saluer une dernière fois le compositeur auvergnat (petit et rond comme un Sancho Pança, la barbiche brûlée et le cheveu rare sur le front cireux, l’œil qui flanche) ; ce trépas soulageait tout le monde, depuis longtemps l’auteur de Fisch-Ton-Kan et autres cocasseries avait sombré dans le gâtisme et la paralysie, consternant chaque jour davantage sa femme Alice et ses deux fils, un sommet de pathétique ayant été atteint au surlendemain du précédent Noël à l’occasion de la première de Gwendoline (sa production la plus sérieuse) à l’Opéra de Paris, ç’aurait dû être sa revanche sur une inconcevable guigne, dix ans qu’il attend ça, une vraie première dans sa patrie parmi ses pairs après une création ratée sept années plus tôt à Bruxelles, ayant alors encore toute sa tête et ses yeux pour pleurer, au Théâtre de la Monnaie qui par un sinistre humour belge avait fait brusquement faillite après cinq représentations, dix ans qu’il attend ça sans parler du tragique incendie, l’an qui suivit le fiasco belge, de l’Opéra-Comique où son Roi malgré lui, au programme depuis une semaine, n’avait pu avoir droit qu’à deux exécutions (la faute à l’éclairage au gaz, bilan : quatre-vingt quatre victimes), dix ans qu’il attend ça et il ne se rend compte de rien, hagard et tremblotant dans une loge de l’avant-scène, sans pensée et sans force dira son fils André, riant à contretemps et sans raison comme un enfant, applaudissant ses propres wagnérismes comme si, André toujours dixit, se fût jouée l’œuvre d’un autre, marmonnant Tiens, ce n’est pas mal ou encore Très bien d’une voix pâteuse, sourd aux sanglots d’Alice dans l’ombre qui derrière elle font pleurer ses fils, s’endormant sur la balustrade, que les choses viennent trop tard est une loi du désir.
(p. 112-115)
[L'album de l'ironie et ses 110 dyptiques, pour mémoire]
Èmouvante évocation du tragique de la vie, quand les choses, ironiquement, viennent toujours trop tard.
RépondreSupprimerEt votre écriture qui le dit si bien.
Merci.
RépondreSupprimer(Et mercy, comme dans "God have mercy on us !")
Supprimer"L'enfant de huit ans que vous fûtes" ne savait pas encore qu'il serait un artiste. Le Père Noël, le savait déjà.
RépondreSupprimer(Adorable photo).