vendredi 22 janvier 2016

Quelque chose de plus qu'une partie de plaisir




(James Schuyler en 1959)


Un homme en bleu 

Sous les cors d’un après-midi de novembre 
un homme en bleu ratisse les feuilles 
à l’aide d’un large râteau de bois (dont les dents sont des picots, 
ou plutôt des goujons). À côté 
des garçons jouent au foot : “Faut qu’on recommence 
tout !” genre. Une lucarne ovale 
dans une radieuse maison grise attend comme une timbale. 
“Faut qu’on recommence…” Le jour brahmsien 
décline de valse en marche. L’herbe, 
tondue grossièrement à la mode Bruno Walter, 
s’étire, éparse et bosselée sous un sycomore 
large et haut comme une idée du paradis 
où Brahms tourne son visage de pouce barbu 
et dit, “Il y a quelque chose que je dois vous dire !” 
à Bruno Walter. “Dans le premier mouvement 
de ma Deuxième, pensez à une famille 
qui décide où partir l’été prochain 
au vu des étés passés. Une extase matérielle, 
feutrée, remémorative.” Bruno Walter 
dans une drôle de veste au col relevé 
dit, “Je vais vous le chanter.” 
Il agite les mains et à travers les espaces vocalisés 
d’ormes nus il dessine un hêtre cuivré 
enflammé par des feuilles attardées. Il vernit bleuettement 
un rhododendron “une mer de feuilles” contre l’herbe dorée. 
Le cuivre et bois frotté des voitures 
garées ou démarrées claquent. 
C’est presque obligé qu’il y ait un paradis ! afin qu’il y ait 
une place pour Bruno Walter 
qui n’eut jamais besoin du cri d’une baguette. 
Immortalité — 
dans un petit Magnavox, poussiéreux, plutôt rauque, 
un peu grésillant, d’où un forte 
goutte comme une Spontex usée. 
À vif. Mais il est difficile de penser au ciel comme à un épais sol de verre 
qu’écrasent des bottines à boutons. 
Et plus difficile encore de penser à Brahms 
habillé de doux, de blanc, de fluide.  
“La vie” crie-t-il (ici, dans le dernier mouvement) 
“est quelque chose de plus qu’une partie de plaisir !” 
“Et ce quelque chose de plus 
est bien mieux qu’une partie de plaisir,” 
dit Bruno Walter, 
sombrement, sous la terre. Je suppose que ça ne paraît pas si sombre 
à une racine. Qui sont ces hommes en manteau noir ? 
Que sont ces bruits sourds ? 
Où est Brahms ? 
Et Bruno Walter ? 
Bien calés dans des fauteuils rebondis et craquants 
recouverts de cuir marron éraflé 
dans un automne âcre qui mélange la fumée des feuilles 
(sycomore, tabac, autres) 
leur noblesse enroulée en finale 
comme ce chat tacheté 
endormi, pelotonné dans une corbeille à pain 
sur un buffet où tombe le soleil. 

James Schuyler (1923-1991), Il est douze heures plus tard 
traduit de l’anglais par Stéphane Bouquet (éditions Joca Seria, 2014) 
[ce poème-ci est tiré du recueil Freely Espousing, 1969]


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