(James Schuyler en 1959)
Un homme en bleu
Sous les cors d’un après-midi de novembre
un homme en bleu ratisse les feuilles
à l’aide d’un large râteau de bois (dont les dents sont des picots,
ou plutôt des goujons). À côté
des garçons jouent au foot : “Faut qu’on recommence
tout !” genre. Une lucarne ovale
dans une radieuse maison grise attend comme une timbale.
“Faut qu’on recommence…” Le jour brahmsien
décline de valse en marche. L’herbe,
tondue grossièrement à la mode Bruno Walter,
s’étire, éparse et bosselée sous un sycomore
large et haut comme une idée du paradis
où Brahms tourne son visage de pouce barbu
et dit, “Il y a quelque chose que je dois vous dire !”
à Bruno Walter. “Dans le premier mouvement
de ma Deuxième, pensez à une famille
qui décide où partir l’été prochain
au vu des étés passés. Une extase matérielle,
feutrée, remémorative.” Bruno Walter
dans une drôle de veste au col relevé
dit, “Je vais vous le chanter.”
Il agite les mains et à travers les espaces vocalisés
d’ormes nus il dessine un hêtre cuivré
enflammé par des feuilles attardées. Il vernit bleuettement
un rhododendron “une mer de feuilles” contre l’herbe dorée.
Le cuivre et bois frotté des voitures
garées ou démarrées claquent.
C’est presque obligé qu’il y ait un paradis ! afin qu’il y ait
une place pour Bruno Walter
qui n’eut jamais besoin du cri d’une baguette.
Immortalité —
dans un petit Magnavox, poussiéreux, plutôt rauque,
un peu grésillant, d’où un forte
goutte comme une Spontex usée.
À vif. Mais il est difficile de penser au ciel comme à un épais sol de verre
qu’écrasent des bottines à boutons.
Et plus difficile encore de penser à Brahms
habillé de doux, de blanc, de fluide.
“La vie” crie-t-il (ici, dans le dernier mouvement)
“est quelque chose de plus qu’une partie de plaisir !”
“Et ce quelque chose de plus
est bien mieux qu’une partie de plaisir,”
dit Bruno Walter,
sombrement, sous la terre. Je suppose que ça ne paraît pas si sombre
à une racine. Qui sont ces hommes en manteau noir ?
Que sont ces bruits sourds ?
Où est Brahms ?
Et Bruno Walter ?
Bien calés dans des fauteuils rebondis et craquants
recouverts de cuir marron éraflé
dans un automne âcre qui mélange la fumée des feuilles
(sycomore, tabac, autres)
leur noblesse enroulée en finale
comme ce chat tacheté
endormi, pelotonné dans une corbeille à pain
sur un buffet où tombe le soleil.
James Schuyler (1923-1991), Il est douze heures plus tard
traduit de l’anglais par Stéphane Bouquet (éditions Joca Seria, 2014)
[ce poème-ci est tiré du recueil Freely Espousing, 1969]
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