mardi 24 mars 2015

Détruire en soi l'idée nuisible




Deux temps se font concurrence en nous : le temps social, imposé, le même pour tous ; et le temps intime, imaginaire, qui nous est propre. Le premier est fragmenté en unités minuscules qui condamnent à papillonner (on trouve chez Montherlant l'expression : "vie déchiquetée") ; le second est continu, propice à la méditation. On le redécouvre quand on a de la liberté, qu'on ne pense plus à regarder sa montre, qu'on ne s'oblige plus à suivre les rites sociaux (lire le journal, attraper un bus, voir du monde). On vit selon soi, et on est surpris alors par les accélérations et les ralentissements du temps, qui ne semble plus couler normalement, plié qu'il est aux périodes aléatoires de notre imagination. 
Il faut se créer une chronologie personnelle, répète Régnier, "choisir comme signe de mémoire tel coucher de soleil. Dire : depuis tel vers, depuis tel geste ou telle pensée." Un calendrier à soi, différent de l'agenda commun. "L'ennemi de la vie personnelle est le temps et la division journalière. Vivre d'une continuité de pensées enchaînées selon un ordre interne." Régnier tourne autour de ce thème, aspirant à un état de pensée supérieur où il ne serait plus empêché de cheminer en lui. "Les heures sont trop hâtives, trop coupées. Je voudrais une songerie indéfinie, avec des arrêts têtus et scrutateurs devant certaines choses, puis des sauts brusques et, parfois, une rêverie d'Ariane qui veut un fil léger à travers l'intrication des labyrinthes psychologiques." Le temps libre – c'est-à-dire libéré – est, après le silence et l'ennui, la troisième condition pour écrire : "Ce qui empêche de travailler, c'est notre servilité à la division arbitraire du temps en jours et en heures, dont l'antique et héréditaire accoutumance influe sur nous. Lutter pour détruire en soi l'idée nuisible du temps."

Bernard Quiriny, Monsieur Spleen, notes sur Henri de Régnier (2013)



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