dimanche 25 janvier 2009
Jouir avec des goûts qu’on ne sent point
Gould. Sa vie (entre autres) est un tissu d’anecdotes plus pittoresques et plus controuvées les unes que les autres. Voici ma préférée, qui n’est pas la plus apocryphe : dans ses dernières années, il avait décidé d’aborder la direction d’orchestre. Mais sa gestuelle était un peu confuse, et il lui advint un jour de battre à quatre temps une pièce indéniablement ternaire. Les musiciens délèguent le premier violon pour lui dire à quel point ce contretemps les gêne. Gould, conciliant : « Vous n’êtes pas obligés de me regarder ! »
Goût. Ce qu’on appelle dogmatiquement le « bon goût » n’est évidemment rien d’autre que le goût que l’on partage et que l’on objective, comme le « mauvais goût » n’est que celui qu’on réprouve. L’important n’est donc pas d’avoir le goût « bon » ― ce qui n’a simplement aucun sens ―, mais de l’avoir vrai, c’est-à-dire, autant que possible, autonome, indépendant des « influences », des modes, des intimidations du goût ambiant, ou tout simplement du « goût des autres ». Le difficile n’est pas d’avoir le jugement esthétique « sûr » ― comme le diagnostic d’un expert en attributions ―, mais d’être sûr de son jugement, c’est-à-dire sûr de juger par soi-même. Bien des gens ne savent pas vraiment ce qu’ils aiment : sans en avoir conscience, ils demandent toujours à autrui (par exemple, au diktat du modèle médiatique) de leur dire ce qu’ils doivent aimer. Stendhal a justement fustigé cette hétéronomie, qu’il appelle « affectation » ou, plus bizarrement, bégueulisme, et qui consiste à « jouir avec des goûts qu’on ne sent point » ; difficile de pousser plus loin le constat de contradiction. Il a simplement un peu trop oublié d’admettre que nul, pas même lui, n’y échappe autant qu’il le voudrait. C’est ainsi que j’ai cru, un temps, (devoir) aimer quelques laborieux chefs-d’œuvre ― que citer ici suffirait à me fatiguer.
Gérard Genette, Bardadrac (Seuil, 2006) p. 154-155
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