jeudi 22 octobre 2015

Que les façades tiennent




Tu quittais les allées de tilleuls pour t’approcher des foules aux entrées des cantines, sur le seuil des bars et des restaurants, tu t’arrêtais, tu scrutais les visages et les gestes, les coupes et les étoffes des vêtements, le rituel des poignées de main et des regards. Quelles informations contenait cette façon un peu brusque de saisir un verre sur le comptoir, quelle quantité d’amour et d’avidité, quelle quantité de résignation dans tel ou tel regard ? Tu regardais, tu t’exerçais à regarder sans écouter, il fallait imaginer un film sans aucun dialogue, il fallait maîtriser parfaitement le cinéma muet, s’assurer d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence. 
Tu t’étonnais qu’il te faille tant de temps pour atteintre la place au bout là-bas, que tes membres inférieurs se soumettent avec retard aux influx de ton cerveau – car ton cerveau avait déjà cartographié la ville entière aussitôt qu’avait surgi la décision de sortir. 
Tu t’étonnais que les visages qui passaient à ta rencontre soient si calmes, qu’aucun cri ne déchire les bouches, qu’il n’y ait parfois pas de visage du tout en haut des corps, que les façades tiennent. 
Tu t’étonnais de ne pas pouvoir prendre le ciel avec ton poing, de ne pas pouvoir si facilement l’étaler entre les façades et les troncs d’arbres, afin peut-être d’accélérer les choses. 
Le monde exerçait parfois une certaine résistance, tu aurais recours aux machines quand le succès viendrait, tu quadrillerais les rues avec des rails et des travellings. 
Les feux passaient au vert sans sourciller, la même rumeur indistincte te parvenait, les réverbères s’allumeraient tout à l’heure, la vie continuait, le grand ébranlement de tout pour que rien ne change. 

Alban Lefranc, Fassbinder, La mort en fanfare, roman 
(Rivages, 2012)



1 commentaire:

  1. "le grand ébranlement de tout pour que rien ne change" me fait songer aussi au Prince de Salina qui, à la fin du Guépard, s'éloigne définitivement du monde dans la solitude et le silence....
    Fassbinder, c'est aussi mes années cinémathèque à Paris. Émotion donc, avec cet extrait.

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