Ils allèrent aux concerts.
Pour les
abonnements, c’était compliqué, des places étaient louées d’avance, ils s’y
prenaient trop tard, surtout pour l’Opéra, et Bastille était cher.
Et puis les gens
toussaient, se raclaient la gorge, se mouchaient entre deux mouvements d’une
symphonie, ce qui faisait ressembler la salle à celle d’un hôpital.
— C’est cependant
en harmonie avec le sort des compositeurs romantiques, faisait remarquer
Pécuchet, poursuivant son idée, puisque ceux-ci mouraient phtisiques, crachant
le sang.
— Oui mais, j’ai
lu dans une revue spécialisée, contrait Bouvard, que l’IRCAM, au centre
Beaubourg, faisait des recherches musicales coûteuses, avec des logiciels
spéciaux, dont les retombées informatiques profiteraient, par exemple, à
l’industrie pharmaceutique.
— Ah bon ?
s’étonnait Pécuchet.
— Chut !
Taisez-vous ! Atchoum ! dit une voix dans la rangée de derrière.
Et les
compositeurs d’aujourd’hui, gagnaient-ils leur vie, étaient-ils mieux ou moins
payés que les ténors, les chefs d’orchestre, les grands interprètes ?
Crachaient-ils autant de sang ? En existait-il beaucoup, à part quelques
organistes ?
— Haraark,
silence ! dit une voix dans la rangée de devant.
Quand la musique
reprit, Bouvard se laissa bercer, marquait le tempo de la main droite, alors
que Pécuchet sortit une fiche de sa poche, se mit à lui souffler à l’oreille :
— Mozart, 35 ans.
Chopin, 39 ans.
Weber, 40 ans.
Schumann, 46 ans.
— Tu me gâches le
plaisir, gémit Bouvard.
— Alban Berg, 50
ans.
Mahler, 51 ans.
Tchaïkovski et
Scriabine, 53 ans.
— Allez-vous vous
taire, à la fin ?
— Beethoven, 57
ans.
Satie, 59 ans.
— C’est
scandaleux ! Rreuh ! Sortez-les !
Pécuchet ne dit
plus rien, la tête basse.
Mais il trouva
quand même le moyen de glisser à Bouvard le programme du concert, sur lequel il
avait écrit : “Et pour le jazz, une hécatombe.”
Bouvard fit mine
de se boucher les oreilles, donna un coup de coude sur le nez de son voisin.
Un moment plus
tard, Pécuchet lui fit parvenir un second billet, griffonné sur le ticket de
vestiaire : “Pourtant, la pénicilline avait été inventée.”
Quand les
applaudissements retentirent, tout le monde se leva, des roses furent jetées
aux artistes.
Il s’agissait des
quatuors de Schubert.
— 31 ans, murmura
Pécuchet.
Sur quoi Bouvard, sentant revenir la crise, l'entraîna par le bras, le guida vers la sortie.
Aux vestiaires, c'était la cohue, on se regardait, de beaux manteaux volaient par-dessus les épaules, quel serait le restaurant ?
— Bande de croque-morts, dit Pécuchet, livide, tétanisé.
— Mais non, mais non, répétait Bouvard, cherchant un taxi.
Frédéric Berthet (49 ans), Le retour de Bouvard & Pécuchet (1996), chapitre 26
On trouve dans la réédition (Belfond, coll. Remake, 2014) de ce livre drôle et touchant un cahier de Notes et documents. Parmi les notes de Berthet sur "B&P", cette phrase : "La littérature joue toujours (en partie) avec le désir secret et quasi infantile d'amener la réalité à reconnaître ses erreurs." Et aussi, au sujet justement du chapitre que je cite, et de deux autres poursuivant cette idée : "Ces trois champs d'honneur où B&P énumèrent, de façon tragi-comique, et d'ailleurs, même pas : où ils se contentent de dire (de chanter, en somme) les assez courtes années de vie qu'écrivains, peintres, musiciens ont eu la chance de connaître. Sujet tabou. Personne n'en parlera. Ce seront les pages non lues du livre. J'en parierais ma chemise."
(Quant à la photo, c'est la main gauche de Frédéric Chopin.)
Sur quoi Bouvard, sentant revenir la crise, l'entraîna par le bras, le guida vers la sortie.
Aux vestiaires, c'était la cohue, on se regardait, de beaux manteaux volaient par-dessus les épaules, quel serait le restaurant ?
— Bande de croque-morts, dit Pécuchet, livide, tétanisé.
— Mais non, mais non, répétait Bouvard, cherchant un taxi.
Frédéric Berthet (49 ans), Le retour de Bouvard & Pécuchet (1996), chapitre 26
On trouve dans la réédition (Belfond, coll. Remake, 2014) de ce livre drôle et touchant un cahier de Notes et documents. Parmi les notes de Berthet sur "B&P", cette phrase : "La littérature joue toujours (en partie) avec le désir secret et quasi infantile d'amener la réalité à reconnaître ses erreurs." Et aussi, au sujet justement du chapitre que je cite, et de deux autres poursuivant cette idée : "Ces trois champs d'honneur où B&P énumèrent, de façon tragi-comique, et d'ailleurs, même pas : où ils se contentent de dire (de chanter, en somme) les assez courtes années de vie qu'écrivains, peintres, musiciens ont eu la chance de connaître. Sujet tabou. Personne n'en parlera. Ce seront les pages non lues du livre. J'en parierais ma chemise."
(Quant à la photo, c'est la main gauche de Frédéric Chopin.)
Je peux dire ceci. On se retourne vers le monde avec sous le bras de la musique ramenée du fond de la solitude. On pense : "Hé! Vous n'allez pas croire ce que j'ai trouvé...". Après tout, c'est un endroit qui appartient à tout le monde. Et là, en effet, on se trouve nez à nez avec une gomme géante à effacer les corps.
RépondreSupprimerHélas… (Tiens, je pensais à toi hier en écoutant "Aufgang" — et bien sûr en lisant ce chapitre. J'espère tout de même qu'il t'aura fait sourire.)
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